Dans le rétroviseur

Dix disques de discothèque. Palmarès 2013 de la chanson «française». Dans le désordre.

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LE POIDS DES CONFETTIS est un miracle de légèreté folk tout en mélodies virevoltantes. Un an après Louis-Jean Cormier, Lisa Leblanc et Peter Peter, le Québec nous offre Les Sœurs Boulay. L'histoire s'en souviendra.



SANS MOI. En mettant en musique douze poèmes de Philippe Muray, Bertrand Louis délivre avec zèle et une haleine bouillante un chant qui semblait sommeiller dans son cœur. Impressionnant.



LA NUIT NOUS APPARTIENT. De sa voix si particulière, qui a l'accent et la sonorité douce d'une plainte, Bertrand Betsch (le plus brillant des BB de la chanson française?) chante avec splendeur la fragilité des choses humaines.



Conçu sous les alizés à 10.000 km de sa verte Méditerranée, WESTERN HIP-HOP, cinquième album du Marseillais, frémit de chevauchées, de mise aux poings nus, d'ambiances rodéo. Rit est un as de la gâchette.



RACINE CARRÉE. Stromaé agite les dance floors sur fond de couplets problématiques. Voilà précisément ce qui rend percutantes ses chansons modernes et poétiques. Le nouveau Fou chantant.




FEUTRES ET PASTELS. Lynda Lemay est unique, nature et naturelle. Il suffit de la regarder chanter Reste avec elle. Pas de tralala ni de guimauve, juste l'intensité du regard et la finesse de l'interprétation. Une chanteuse obligatoire.



ARTS MARTIENS. Voix off viriles et martiales, scratchs au scalpel, «ouais» approbatifs, boucles enivrantes, lignes pures et sculpturales. Akhenaton, Shurik'n, Imhotep, Kheops et Kephren sont toujours là.



LE GARDIEN DE NÉNUPHAR. Pierre Schott est un chevalier têtu. Sa mélancolie, c'est le blues, qu'il partage avec Cabrel, Christophe, Manset ou Murat. Même retenue, identiques inquiétudes, élégance d'autrefois. Inusable.



MALADIE D'AMOUR. Les chansons du Québécois Jimmy Hunt, animales et planantes, produisent une chaleur étonnante, elles palpitent, elles tremblent, elles rougissent, elles saignent. Un disque d'amour, fou, et follement accompli.



TOBOGGANÉcouter Jean-Louis Murat, c'est regarder à travers des carreaux fleurdegivrés, près d'une cheminée qui ronfle, le souffle des cieux sans étoiles. Ça transporte. Agite-toi paysage.

Baptiste Vignol

Initiales JH


MALADIE D'AMOUR. C'est le titre qui court du troisième album d'un chanteur québécois, Jimmy Hunt. La traversée d'un monde aquatique plongé dans d'aimables ténèbres, l'exploration d'un système où nul souffle n'agite l'atmosphère, où l'ouïe, ce sens délicieux, déploie ses capacités, figurant des formes fantasmagoriques. Au mixage, un New Yorkais, Chris Moore, qui ne parle ni ne comprend le français. La voix du chanteur a donc été domptée comme si elle était un instrument de musique. Au diable ce qu'Hunt dit («Marie-Marthe, vieille conne, finalement, je suis ton ange, je pense à toi» Marie-Marthe), où en est le morceau («Nos corps tombent toujours/ Peu importe d'où on se lance», Nos corps), ce qu'il suggère («Un nouveau corps ce serait si beau/ Un nouveau sexe, une nouvelle peau/ Qu'il soit petit ou qu'il soit gros/ Un nouveau corps se serait si beau», Un nouveau corps), il faut que ça sonne, et ça sonne divinement. Les Québécois vivent un âge d'or de la chanson; c'est là-bas, à Montréal, que ça se passe. L'histoire s'en souviendra. 
Lancées dans de méandreux préliminaires, caressantes sous des nuages de claviers, agitées par des solos de guitare, les chansons de Jimmy Hunt, animales et planantes, produisent une chaleur étonnante, elles palpitent, elles tremblent, elles rougissent, elles saignent. Insoucieuses et sans crainte, sûres de leur force, éléphantesques. «Emmène-moi au dessus du monde/ J'ai de fabuleuses érections/ Emmène-moi au dessus du monde/ Je suis aux commandes de tes seins ronds…» (Au-dessus du monde) Rare plaisir de les découvrir, puis de les réécouter, l'œil clos, l'oreille en éventail; d'en préliber les moites et suaves saveurs. Un disque d'amour, fou, follement accompli.

Baptiste Vignol

Joyeux Noël!


Il n'avait tué ni dénoncé personne mais pâtissait d'une sale réputation pour son «comportement» pendant la Deuxième Guerre mondiale. Faut dire, il avait chanté en Allemagne, le «collabo». Comme Maurice Chevalier et Édith Piaf. Cinquante plus tard, il répondrait: «Nous, on savait que la vie peut parfois être brève / Nous, dans nos rêves, on savait / C'est pour ça qu'on rêvait.» (Nous, on rêvait) Son goût pour les jeunes gens n'avait pas arrangé son cas, à une époque où la majorité se gagnait à 21 ans. On avait donc parlé de «ballets bleus» et de pédophilie forcément. Cette tendance à faire outrage, à voir l'horreur où elle n'est pas, et à pardonner aux ordures. Décembre 1988, à l'âge de soixante-quinze ans, il fête son retour en donnant une exceptionnelle série de récitals au Châtelet. De Trenet, nous connaissions le surnom, ainsi que deux ou trois chansons, La Mer, Y a d'la joie et Je chante. Des monuments qui avaient fini par étouffer son œuvre. Mais les enfants de Pompidou qui en pinçaient pour la chanson savaient l'admiration que Serge Gainsbourg, Georges Brassens ou Jacques Brel portaient au père Trenet. Assez éloquent pour, à 17 ans, laisser un vendredi soir de côté nos «disques laser» des Rita, Daho, Higelin et Souchon qui cartonnaient alors, et courir voir en bande ce vieux monsieur chapeauté, pas mécontents à l'idée de rajeunir l'assistance. Au Bal de la nuit, Les Chiens-loups et Le Revenant ouvrirent cet époustouflant tour de chant composé d'une trentaine de chefs-d'œuvre. Suffisant pour galvaniser le théâtre et nous subjuguer, reléguant même deux heures durant nos idoles (ne trouvait-on pas du Trenet dans Marcia Baïla, Week-end à Rome, Tombé du ciel ou Ultra moderne solitude?) au statut d'aimables auteurs-compositeurs. Fut-ce là le plus beau concert de nos jeunes années? 


Un quart de siècle plus tard, il en reste d'immarcescibles souvenirs, un album live (LE FOU CHANTANT EN PUBLIC) et un éblouissement qui nous pousserait à retourner applaudir Trenet sur scène une vingtaine de fois, au Palais des Congrès, à l'Opéra Bastille en 1993 à l'occasion de ses 80 ans, au Festival «Chante!» de Montauban jusqu'à la salle Pleyel en 1999. 
Didier Varrod lui a consacré un feuilleton radiophonique sur France Inter («Tout l'été pour Trenet»), duquel il a tiré un beau livre richement illustré de documents magnifiques. À deux jours de Noël, voilà un cadeau idéal à offrir aux gamins chez qui l'on croirait soupçonner un penchant pour la chanson moderne et poétique, histoire de leur démontrer qu'elle n'est pas née avec Stromae.

Baptiste Vignol

Viande française


Neuf mois sans discontinuer que leur dernier album PITTOCHA ET LA TISANE DE COULEURS figure dans le Top 200 des ventes de disques en France. Mais personne n'en parle. On y trouve pourtant des duos avec Manu Chao, Thomas Fersen, Juliette, Emily Loizeau, Anne Sylvestre et Danyèl Waro, et personne n'en parle. La semaine du 9 au 15 décembre, quelques jours avant Noël, PITTOCHA ET LA TISANE DE COULEURS s'écoulait autant que les derniers Carla Bruni, Jacques Higelin ou Cali, davantage que les nouveautés de Brigitte Fontaine, La Fouine ou Juliette Gréco qui toutes ont fait la une de l'actualité. Le public est décidément bizarre qui soutient des artistes dont personne ne parle et se fiche des têtes d'affiche. Ah oui! Ils ont la quarantaine, voire moins, sont quatre frères et sœurs d'origine arménienne, Fred, Sam, Alice et Mathilde Burguière, tous multi-instrumentistes. Ils ont enregistré une quinzaine d'albums depuis 1994, ils aiment Brassens, Ferré, les Têtes Raides et Renaud. Ils comptent 100.000 fans sur facebook, ont déjà rempli sept fois l'Olympia, font plus de monde en province que la plupart des vedettes sacralisées par Drucker et Taratata, sillonnent l'Europe deux cents jours par an, mais aucune de leurs chansons n'est jamais entrée en play-list d'une radio nationale. Leur nom? Les Ogres de Barback. Dingue, pourquoi personne n'en parle? Peut-être parce que leurs chansons sont trop bien gaulées, qu'ils ne sont pas des enfants de et n'ont jamais tué personne.

Baptiste Vignol

La Grande Arnaque


Imaginons que Pascal Obispo ait révélé au journaliste du Parisien, Emmanuel «Moi Je» Marolle - qui est son plus grand fan par ailleurs: «J'ai enregistré des chansons comiques qui vont faire marrer le public!» Le scoop aurait été sympathique et d'une bluffante vérité. Mais Pascal Obispo ne plaisante pas, il se prend même très au sérieux. Sorti le 2 décembre 2013, son nouvel album, LE GRAND AMOUR, est probablement le pire disque de l'année. On hésitait un peu entre J'EMMERDE LES BOBOS de Sébastien Patoche et LES AMANTS PARALLÈLES de Vincent Delerm, mais là, Pascal les coiffe sur le poteau. Sans dèc. Tout y est parfaitement prévisible, sur-joué, redondant et daté. Les arrangements. Les thématiques. L'interprétation. Il faut l'entendre prononcer dans un gémissement plaintif et flûté «Arigato!». À pisser de rire. Le premier couplet du premier morceau résume le zozo: «Tout un monde qui s'écroule / Pendant que je chante / Une petite voix dans la foule / Trois minutes quarante, si peu importantes...» Avec une goutte d'inspiration, en soustrayant simplement cinq secondes à la durée évoquée, il s'offrait le luxe de débuter son disque avec un gentil clin d'œil à Sylvie Vartan, suggérant de façon lointaine son tube du printemps 67 2'35'' de bonheur des artificiers Jean-Michel Rivat, Frank Thomas et Jean Renard. Mais Obispo est un bulldozer, il fond sur la rime facile et crétinisante. Trop d'argent, d'excès et d'arrogance auront rayé son disque dur... La seule question qui vaille en matière de chanson est celle de savoir si l'on écoutera à nouveau tel disque qu'on vient d'acheter, parfois parce qu'on en a lu une critique dithyrambique. «Mélodies imparables, textes à fleur de peau, production choc, tubes en cascade... LE GRAND AMOUR est notre dernier coup de cœur de l'année» s'emballait Marolle dans un article daté du 27 novembre 2013. Ceux qui s'estiment volés peuvent adresser leur demande de remboursement au Directeur des rédactions du Parisien, 25 avenue Michelet, 93408 Saint-Ouen Cédex.

Baptiste Vignol

Les références de Julien Doré


Ainsi donc il suffirait d'avoir écrit une chanson enregistrée par Françoise Hardy pour être considéré par la critique comme un auteur accompli? Sur L'AMOUR FOU (2012), l'égérie chantait Normandia signée Julien Doré. Mélodie pâlichonne, texte sibyllin, fourre-tout et abscons. Mais Françoise Hardy n'a pas toujours chanté que de bonnes chansons. C'est pourtant avec une réputation de «parolier» que Julien Doré a sorti LØVE en octobre 2013, son troisième album. On aimerait aimer Julien Doré, lui trouver un souffle d'inédit; ce serait bienvenu pour notre variété. Pour prouver sa différence, n'affirme-t-il pas crânement: «Quand je bosse, je me sers davantage de Kendrick Lamar ou de Frank Ocean que de Charles Aznavour ou Benjamin Biolay»? Si l'on excepte la chanson Paris-Seychelles, joliment clipée - l'image, c'est le point fort de Doré -, ce disque bavard conçu sur des musiques sans ressorts sent un peu trop la satisfaction pour ne pas paraître prétentieux. Le chanteur s'écoute chanter ses mots, ses divagations, ses métaphores qu'il voudrait grandioses, artistiques, colorées - Julien Doré, qui a fréquenté l'école des Beaux-Arts de Nîmes, a admiré Tristan Tzara, Marcel Duchamp, ses ready made et Rrose Sélavy (il faut voir Duchamp en Rrose Sélavy et sans doute aussi relire le poème de Robert Desnos: «Rrose Sélavy voudrait bien savoir si l'amour, cette colle à mouche, rend plus dures les molles couches...»); des références que tous les chanteurs n'ont pas. 


On croise donc au fil de morceaux «gris spleen» visiblement pensés comme des collages pour créer des téléscopages entre la réalité et l'illusion, des «corbeaux blancs», des «oies rouges», des «vipères rousses», des «canards bleus» sur fond de «mer citron». Et c'est sans doute parce que LØVE est né d'une rupture amoureuse - encore faut-il le comprendre !- qu'un des titres précise: «Que c'est long de s'attendre» (On attendra l'hiver)... Aznavour n'aurait pas osé.

Baptiste Vignol

L'alerte Natiembé


L'immensité des îles. Désaxées, closes, orgueilleuses, elles sont sources de résistances séculaires et d'obsédantes rêveries, auxquelles la musique n'échappe pas. La lasciveté martelante et jamaïcaine du reggae. La pop hospitalière des frères Finn en Nouvelle Zélande. La morna, cette plainte née dans l'archipel du Cap-Vert que popularisa Cesària Evora. L'Islande des Sugarcubes et leur son volcanique... De l'île de La Réunion, la France «connaissait» le maloya. Celui d'Alain Peters (récemment adapté par Bernard Lavilliers sur BARON SAMEDI, Rest'là Maloya) et de Danyèl Waro, dont les Inrocks affirment inlassablement qu'il est le plus grand chanteur français vivant. Il faudra désormais compter sur les feux qu'allume Nathalie Natiembé. Tout comme les ciels de son pays, son ample voix se couvre, éclabousse et flamboie. Du maloya, elle a fusionné dans BONBON ZETWAL les racines africaines avec la veine réaliste de la goualante d'avant-guerre, le rock'n'roll et le dub qui mûrit au soleil de Saint-Leu au sein du Kal'Bass Studio (974). La grande musique est proche. Escortée par trois sorciers dévoués (Yann Costa à la réalisation et aux claviers, Boris Kulenovic à la basse et Cyril Faivre à la batterie), Nathalie Natiembé dévoile des chansons moites écrites à l'encre des pluies tropicales. Ouragan de flammes déchirantes, BONBON ZETWAL est le quatrième album d'une dame créole aux charmes désormais consacrés.

Baptiste Vignol


Libre Dalcan


Et si c'était lui désormais, le Messi de la pop française? Depuis la tombée de Sometimes sur Youtube un jour d'été 2013, on sait qu'HIRUNDO, le nouvel et quatrième album de Dominique Dalcan, sortira le 13 janvier 2014. Une date à entourer. Vingt-deux ans après son premier, l'astral ENTRE L'ÉTOILE ET LE CARRÉ (1992). Lui succéda CANIBALE (1994), avec ses deux sommets: Brian (il y était question de Brian Wilson, normal) et le très muratien (période LE MANTEAU DE PLUIE) Danseur de Java. Déjà, Dalcan rivalisait d'adresse avec Daho, la force des tubes en moins. Mais depuis CORPS ET ARMES (2000), Étienne ennuie, et ça n'est pas hélas LES CHANSONS DE L'INNOCENCE RETROUVÉE qui fera tourner les têtes. D'ailleurs, le disque, bien que précédé d'un énorme barouf médiatique tout plein d'alléluias, peine à séduire les foules, qui jadis se comptaient au million d'adorateurs. Entré fin novembre à la troisième place du top des ventes avec 26.000 albums écoulés, il chutait aussitôt de huit rangs, ne séduisant que 12.000 fans en deuxième semaine. Logique. Daho n'a plus ce côté brut et fragile qui faisait, jusque dans son phrasé, unique, le charme magnétique de ses chansons orageuses. À quoi pensent les oiseaux? C'est le deuxième extrait du prochain Dalcan. Délivré ce 4 décembre, le morceau, malgré lui, éclipse tonton Daho qui n'aura pas su, semble-t-il, pour se la donner à nouveau, composer le numéro d'Arnold Turboust. Léger, solaire, aérien, spirituel et chantant, Dominique Dalcan irradie, lui. En apesanteur. Que décembre passe vite! On dirait qu'HIRUNDO annonce déjà le printemps.

Baptiste Vignol