“Dans les toilettes d’un café […]/ Je lis quelques graffitis” (French graffiti) chantait Jane Birkin en 1975, quand elle se contentait d’être interprète, sur un texte de Phillipe Labro mis en musique par Serge Gainsbourg.
Les latrines, en effet, se retrouvent à la source de couplets croustillants! Du French graffiti de Jane B. à la Fontaine de Duchamp; des scatologies de Topor chantées par Hadji-Lazaro aux rêveries torcheculatives de Théophile Gautier (“J’enviais le sort de ce papier, qui avait traversé ce fauve entrefesson, frôlé ce boyau culier, effleuré ces badigoinces couleur de chocolat…” Lettre à La Présidente, 1850); d’Une sale histoire de Jean Eustache aux délires de Dali (“J’ai découvert que le moment le plus important dans la vie, c’est le moment de l’excrétion…”); du “petit pavillon” de Marcel Proust, dégageant “une fraiche odeur de renfermé qui, […] me pénétra d’un plaisir non pas de la même espèce que les autres” (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, 1918) aux selles de James Joyce (Ulysse, 1929); du cliché de Toulouse-Lautrec déféquant au petit matin sur une plage d’Arcachon aux photos d’Hermut Newton, de Jeanloup Sieff, de Jean-François Jonvelle, de Brassaï ou de Jacques Henri Lartigue; d’innombrables artistes ont fait des toilettes un décor.
“Lieu de solitude, de plaisir, de jouissance, de relâchement, d’intimité et d’exclusion, les cabinets sont l’endroit-refuge par excellence, comme la cabane en bois de son enfance, où, seul face à soi, on échappe au regard des autres” écrit Isabelle Monroszier dans Où sont les toilettes? À condition d’en avoir…
Jean-Jacques Rousseau reconnaissait “s’y oublier à la réflexion des heures entières”. Le président Poincarré convint d’y avoir dévoré la volumineuse Histoire du Consulat et de l’Empire. Et Reiser affirmait qu’“il n’y a qu’aux chiottes qu’on est tranquille.” Ce sur quoi, pour revenir à la chanson, Vincent Baguian renchérit: “Un parfum de brise marine/ Vient me chatouiller les narines/ Et tout nu loin des convenances/ J’ai l’impression d’être en vacances” (Un petit coin tranquille, 2000).
Le XXème siècle avait fait des cabinets un “petit coin” honteux, sale et dégradant. Que l’être humain ne saurait éviter (un individu normalement constitué y siège jusqu’à 3% de son temps. Et cette besogne l’accapare tant qu’à la fin de son existence, il y aura purgé deux années de sa vie. “Cet havre de paix est un endroit béni/ Le seul lieu où la matière passe avant l’esprit/ Le seul lieu où l’on est encore en liberté/ Quand la nature ordonn’, plus d’responsabilités!” rappelle Ricet Barrier, Aux chiottes, 2005). Le XXIème a, semble-t-il, cessé ces pudibonderies. L’ONU célèbrait hier, mercredi 19 novembre, la 3ème Journée mondiale des toilettes. Parce qu’elles représentent un véritable enjeu de santé publique, à l’origine de millions de décès chaque année, 40% de la population mondiale, n’ayant pas d’installations correctes!
En France, il n’y a pas si longtemps, des centaines de milliers de foyers, d’immeubles et de maisons borgnes ne disposaient pas de toilettes. Dans une chanson qui deviendrait l’un des phares de son répertoire, Charles Trenet, avant guerre, s’amusait de cette absence commune de commodités: “Dans un petit hôtel tout près de la rue Delambre/ Y a pas l’eau courante et pour faire pipi/ C’est au fond d’la cour/ Mais là-bas y a pas de lumière…” (Mam’zelle Clio, 1939). Avant que le tout-à-l’égout ne s’imposât aux centres-villes, on faisait à ciel ouvert et l’on vidait son pot de chambre par la fenêtre en criant: “Gare l’eau!” Il régnait alors à Paris une odeur pestilentielle que Patrick Süskind sut exhaler dans Le Parfum: “À l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrières-cours puaient l’urine, […] les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre.”
Le préfet de Seine Rambuteau entreprit d’importants travaux d’assainissement, inventant les vespasiennes notamment – d’après l’empereur Vespasien à qui l’on attribue l’établissement d’urinoirs publics à Rome. Mais devenant au fil du temps des lieux de rencontre ambigus, ces édicules malodorants furent peu à peu remplacés par des bunkers moins tentants: “Au détour d’une ruelle/ Serrant les fesses, il aperçut/ Oh non l’aubaine était trop belle/ Mais si! un chiotte Decaux en vue” (Blues intestinal, VRP, 1989).
Quant aux excréments, ils s’amassent en tonnes dans les stations d’épuration. Celle d’Achères, près de Saint-Germain-en-Laye, est l’une des plus importantes d’Europe. “Elle attise la haine de plus de 100.000 riverains gênés à longueur d’année par la pestilence de ses cuves nauséabondes, de ses bassins de traitement et de ses champs d’épandage, explique Martin Monestier. Certains jours, selon la direction des vents, les riverains les plus proches s’enferment chez eux pour tenter d’échapper partiellement aux odeurs d’égout et œuf caractéristiques de l’hydrogène sulfureux.” (Histoire et bizarreries sociales des excréments, 1997)
“Devant les eaux stagnantes/ Je me sentais vivante/ Dans l’odeur de moisi/ Je me trouvais jolie” s'enthousiasme Jeanne Cherhal dans La station (2004).
Si des spécialistes s’alarment de l’augmentation des troubles respiratoires autour des centres d’épuration, ces stations peuvent aussi provoquer la mélancolie! Il faut, pour en connaître la raison, écouter la chanteuse relater avec nostalgie ses promenades dominicales “dans l’inquiétant palais” dont son père “possédait les clefs”. “Je n’allais pas, enfant/ Regarder l’océan/ Pour dans l’azur me perdre/ Mais au bord de la merde”. L’enfance, c’est le point d’eau. On y revient toujours.
38 milliards de dollars. C’est la somme qu’il faudrait investir, selon les Nations Unies, pour réduire de moitié le nombre de personnes (2,6 milliards d'êtres humains) n’ayant pas accès à des sanitaires d’ici à 2015. Une incroyable réalité dont on ne sous-estime plus, grâce à l’Onu, les conséquences.
Baptiste Vignol
Les latrines, en effet, se retrouvent à la source de couplets croustillants! Du French graffiti de Jane B. à la Fontaine de Duchamp; des scatologies de Topor chantées par Hadji-Lazaro aux rêveries torcheculatives de Théophile Gautier (“J’enviais le sort de ce papier, qui avait traversé ce fauve entrefesson, frôlé ce boyau culier, effleuré ces badigoinces couleur de chocolat…” Lettre à La Présidente, 1850); d’Une sale histoire de Jean Eustache aux délires de Dali (“J’ai découvert que le moment le plus important dans la vie, c’est le moment de l’excrétion…”); du “petit pavillon” de Marcel Proust, dégageant “une fraiche odeur de renfermé qui, […] me pénétra d’un plaisir non pas de la même espèce que les autres” (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, 1918) aux selles de James Joyce (Ulysse, 1929); du cliché de Toulouse-Lautrec déféquant au petit matin sur une plage d’Arcachon aux photos d’Hermut Newton, de Jeanloup Sieff, de Jean-François Jonvelle, de Brassaï ou de Jacques Henri Lartigue; d’innombrables artistes ont fait des toilettes un décor.
“Lieu de solitude, de plaisir, de jouissance, de relâchement, d’intimité et d’exclusion, les cabinets sont l’endroit-refuge par excellence, comme la cabane en bois de son enfance, où, seul face à soi, on échappe au regard des autres” écrit Isabelle Monroszier dans Où sont les toilettes? À condition d’en avoir…
Jean-Jacques Rousseau reconnaissait “s’y oublier à la réflexion des heures entières”. Le président Poincarré convint d’y avoir dévoré la volumineuse Histoire du Consulat et de l’Empire. Et Reiser affirmait qu’“il n’y a qu’aux chiottes qu’on est tranquille.” Ce sur quoi, pour revenir à la chanson, Vincent Baguian renchérit: “Un parfum de brise marine/ Vient me chatouiller les narines/ Et tout nu loin des convenances/ J’ai l’impression d’être en vacances” (Un petit coin tranquille, 2000).
Le XXème siècle avait fait des cabinets un “petit coin” honteux, sale et dégradant. Que l’être humain ne saurait éviter (un individu normalement constitué y siège jusqu’à 3% de son temps. Et cette besogne l’accapare tant qu’à la fin de son existence, il y aura purgé deux années de sa vie. “Cet havre de paix est un endroit béni/ Le seul lieu où la matière passe avant l’esprit/ Le seul lieu où l’on est encore en liberté/ Quand la nature ordonn’, plus d’responsabilités!” rappelle Ricet Barrier, Aux chiottes, 2005). Le XXIème a, semble-t-il, cessé ces pudibonderies. L’ONU célèbrait hier, mercredi 19 novembre, la 3ème Journée mondiale des toilettes. Parce qu’elles représentent un véritable enjeu de santé publique, à l’origine de millions de décès chaque année, 40% de la population mondiale, n’ayant pas d’installations correctes!
En France, il n’y a pas si longtemps, des centaines de milliers de foyers, d’immeubles et de maisons borgnes ne disposaient pas de toilettes. Dans une chanson qui deviendrait l’un des phares de son répertoire, Charles Trenet, avant guerre, s’amusait de cette absence commune de commodités: “Dans un petit hôtel tout près de la rue Delambre/ Y a pas l’eau courante et pour faire pipi/ C’est au fond d’la cour/ Mais là-bas y a pas de lumière…” (Mam’zelle Clio, 1939). Avant que le tout-à-l’égout ne s’imposât aux centres-villes, on faisait à ciel ouvert et l’on vidait son pot de chambre par la fenêtre en criant: “Gare l’eau!” Il régnait alors à Paris une odeur pestilentielle que Patrick Süskind sut exhaler dans Le Parfum: “À l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrières-cours puaient l’urine, […] les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre.”
Le préfet de Seine Rambuteau entreprit d’importants travaux d’assainissement, inventant les vespasiennes notamment – d’après l’empereur Vespasien à qui l’on attribue l’établissement d’urinoirs publics à Rome. Mais devenant au fil du temps des lieux de rencontre ambigus, ces édicules malodorants furent peu à peu remplacés par des bunkers moins tentants: “Au détour d’une ruelle/ Serrant les fesses, il aperçut/ Oh non l’aubaine était trop belle/ Mais si! un chiotte Decaux en vue” (Blues intestinal, VRP, 1989).
Quant aux excréments, ils s’amassent en tonnes dans les stations d’épuration. Celle d’Achères, près de Saint-Germain-en-Laye, est l’une des plus importantes d’Europe. “Elle attise la haine de plus de 100.000 riverains gênés à longueur d’année par la pestilence de ses cuves nauséabondes, de ses bassins de traitement et de ses champs d’épandage, explique Martin Monestier. Certains jours, selon la direction des vents, les riverains les plus proches s’enferment chez eux pour tenter d’échapper partiellement aux odeurs d’égout et œuf caractéristiques de l’hydrogène sulfureux.” (Histoire et bizarreries sociales des excréments, 1997)
“Devant les eaux stagnantes/ Je me sentais vivante/ Dans l’odeur de moisi/ Je me trouvais jolie” s'enthousiasme Jeanne Cherhal dans La station (2004).
Si des spécialistes s’alarment de l’augmentation des troubles respiratoires autour des centres d’épuration, ces stations peuvent aussi provoquer la mélancolie! Il faut, pour en connaître la raison, écouter la chanteuse relater avec nostalgie ses promenades dominicales “dans l’inquiétant palais” dont son père “possédait les clefs”. “Je n’allais pas, enfant/ Regarder l’océan/ Pour dans l’azur me perdre/ Mais au bord de la merde”. L’enfance, c’est le point d’eau. On y revient toujours.
38 milliards de dollars. C’est la somme qu’il faudrait investir, selon les Nations Unies, pour réduire de moitié le nombre de personnes (2,6 milliards d'êtres humains) n’ayant pas accès à des sanitaires d’ici à 2015. Une incroyable réalité dont on ne sous-estime plus, grâce à l’Onu, les conséquences.
Baptiste Vignol