Si beau SILBO


Trésor classé au patrimoine mondial de l'humanité, le silbo est un langage sifflé par lequel les Gomeros, les habitants de la Gomera aux Canaries, ont toujours communiqué de collines en collines, comme on s'envoie aujourd'hui des textos, pour dire «J'arrive», avertir «Le repas est prêt!», prévenir les braconniers de l'approche des gardes forestiers ou communiquer en loucedé; pendant des années, les siffleurs autonomistes canariens échangeaient ainsi sans que la guardia civil, venue de métropole, ne puisse les comprendre.
«Il existe un endroit où les hommes parlent comme les oiseaux» (Silbo) chante Féloche. SILBO, c'est aussi le titre de son deuxième album, sorti en octobre 2013. Gamin, Félix, c'est son prénom, s'était vu surnommer «Petit géant» par Bonifacio Santos Herrera, le compagnon de sa mère, assassiné en 2009 aux États-Unis où il dut partir en 1986, par des marginaux à qui il avait offert l'hospitalité. Ce Canarien indépendantiste qui s'exila en France juste après l'élection de François Mitterrand, lui avait apprit ce langage qui s'exécute en glissant un ou deux doigts dans la bouche. Quand il avait dix ans, Félix quittait Clichy pour des vacances à la Gomera, l'une des sept îles de l'archipel uniquement accessible par la mer, afin, d'abord, de donner des nouvelles de leurs fils en fuite aux parents de Bonifacio...
Les chansons les plus intimes sont celles qui souvent gagnent l'universel. À l'origine écrite par Féloche comme un cadeau pour Catherine, sa mère, Silbo est née de ces souvenirs ensoleillés. Rythmée par le sifflement du prénom «Caterina» que soufflait Bonifacio dans la rue de leur immeuble pour annoncer son arrivée, elle est un si bel hommage qu'en septembre 2013, François-Xavier Gomez lui a consacré une page dans Libération ainsi qu'un documentaire auquel il est difficile de ne pas rester scotché: «L'écho du silbo». L'album est à l'avenant. Chaleureux, poétique, coloré, drôle et sibilant, à l'image du chanteur tel que le film de Gomez nous le révèle. On y découvre un dialogue de feu avec Roxanne Shanté, New-Yorkaise pionnière dans l'art du clash et qui fut, au début des années quatre-vingt, l'égérie des premiers rappeurs américains. Ayant gardé depuis l'enfance le son de sa voix dans l'oreille, Féloche s'est un jour demandé ce qu'elle pouvait devenir. L'ayant retrouvée sur facebook, il lui déclare dans un courriel de «dix kilomètres» son admiration, puis l'invite à poser son flow grinçant sur un morceau de son prochain album. «Ok Baby» fut la réponse! T2Ceux est un duo dans lequel, c'est peu de le dire, on peut entendre Miss Roxanne Shanté à pleins tubes.
Enregistrée avec Oleg Skrypka du groupe de rock ukrainien VV dans lequel Féloche a joué plusieurs années avant d'écrire LA VIE CAJUN (2010), Je ne mange pas six jours prend aujourd'hui une résonance particulière et dramatique alors que le bassiste du groupe a été grièvement blessé le 20 février dernier dans un Kiev en flammes. «La vie n'est pas un roman, non, la vie est un combat/ Qu'on gagne avec les dents, mon gars, pas avec la vodka...» Un autre titre, À la légère, étonne par sa limpidité musicale, toute en mandolines, l'instrument de Féloche, tandis qu'Ô loinJ'ai la folie des grands espaces/ J'ai mis du fuel dans mes godasses/ Et j'suis parti sans direction…») en dit beaucoup sur les aspirations de Féloche: «J'ai fait péter la croute terrestre/ Fait éclater la voute céleste/ Et mis en pièces l'horizon…» Autant de chansons à siffler qui, à peine écoutées, reviennent toutes seules sur les lèvres. Mémoire vive, onzième et dernière plage du disque, se clôt sur cette confidence: «C'est bizarre je me souviens de tout/ De mes histoires d'oiseau un peu fou/ Mais ça balance comme un balai de Béjart/ Mise bout à bout la vie est un peu une galerie d'art.»
Un auteur-compositeur-interprète qui, riche de ses voyages, a quelque chose d'original et de neuf à raconter dans la chanson… Enfin! Les poètes sont des oiseaux, tout bruit les fait chanter, avait écrit Chateaubriand.

Baptiste Vignol