Luc de Larochellière a reçu le Félix 2010 (l’équivalent d’une Victoire de la Musique au Québec) de l’auteur-compositeur de l’année pour le disque UN TOI DANS MA TÊTE sorti en août 2009. Un album d’une beauté inquiétante qui pourrait bien marquer la décennie, être le JAUNE (Jean-Pierre Ferland) des années 2000.
Le chanteur répond ici à quelques questions naïves nées pendant l’écoute de ses plus récentes chansons.
L’album débute par une chanson de rupture, Beauté perdue. Ni complainte type Ne me quitte pas (Brel), ni allégeance genre Voilà, c’est fini (Aubert), c’est une chanson constat, glaciale, presque une revanche. Bienvenue chez Larochellière 2010?
Luc de Larochellière - Lorsque j’ai écrit la chanson Beauté perdue, j’ai bien compris que je venais d’ouvrir un nouveau chapitre à ma production. Cette chanson-là avait le potentiel de surprendre mon public et d’en gagner un nouveau. Aussi, la mettre au tout début de l’album et la choisir comme premier extrait était, il me semblait, envoyer un message clair aux auditeurs. La suite des choses m’a donné raison là-dessus.
“Elle viendra bien, la fracture, oui/ Elle viendra bien la facture” chantez-vous dans Rage dedans. Derrière ce titre jeu de mots, se cache une menace, comme un danger qui nous pend au nez…
- Dans la chanson Rage dedans, je chante que les apparences sont souvent trompeuses et que tout a un prix… à commencer par le mépris. Les évènements du 11 septembre 2001 et ses suites nous l’ont montré abondamment et n’ont malheureusement pas fini de le faire.
Rage dedans est porté par une remarquable partie violoncelle. “Un archet sur mes veines” chantait William Sheller… L’album, très acoustique, rompt avec vos productions précédentes.
- Lorsqu’est venu le temps d’écrire les chansons de cet album, je me suis rappelé des paroles de mon bon ami, et réalisateur de tous mes albums, Marc Pérusse: « Si tu fais toujours les choses de la même façon, tu risques fortement d’arriver aux mêmes résultats ». Aussi, j’avais la volonté d’arriver à autre chose. Dès l’écriture, j’ai décidé de débuter par les textes, ce que je ne faisais pas avant. Bien qu’on me parle de mes textes depuis mes débuts, ils avaient jusqu’à cet album toujours été au service de mélodies préétablies. Pour ce projet là, je m’étais dit que le propos devait venir avant et que, de toute façon, après sept albums, si je n’avais rien à dire, ça ne valait pas la peine d’en faire un huitième. Il semble qu’il me reste des choses à dire… Ensuite, lorsqu’est venu le temps d’orchestrer les chansons, une approche plus acoustique et plus orchestrale nous a semblé une bonne façon de marquer une coupure. De plus, c’était l’approche qui mettait ces chansons-là le plus en valeur. J’avais aussi envie de quelque chose d’un peu « hors du temps ».
Tu m’as eu est le deuxième extrait du disque et fait, comme Beauté perdue, l’objet d’un vidéo clip. Vos clips, depuis vos débuts, sont toujours particulièrement soignés, scénarisés.
- Le travail sur l’image n’est pas vraiment une priorité pour moi, bien que je vienne de là : j’ai fais mes études en Beaux Arts… Par contre, comme l’image fait partie de mon métier, tant qu’à l’utiliser, aussi bien que ce soit bien fait. On essaye à tout le moins.
Songez-vous sortir un DVD de vos clips? Il y aurait de quoi faire!
- Je ne sais pas si ça vaut la peine et l’investissement de sortir un DVD de mes clips… le principal diffuseur aujourd’hui étant Youtube, et étant accessible à tous.
Vous avez également réalisé les illustrations du livret. On sent que pour vous, le disque en tant qu’objet n’a pas une valeur négligeable.
- J’ai décidé de m’impliquer un peu plus dans le visuel de l’album UN TOI DANS MA TÊTE, en faisant les illustrations. Je crois que si la pochette d’un album représente un intérêt en elle-même, les gens seront plus porter à vouloir se le procurer. Dans ce sens, on voit un certain retour du disque vinyle en ce moment qui dénote l’attachement à « l’objet » dans la mesure où il est intéressant.
Pour ce qui est du piratage, je crois qu’on n’est pas sorti du bois et qu’avant que ce soit réglé, une redevance sur les outils du piratage (mp3, ipod, iphone et même les serveurs internet) qui serait versée aux créateurs nous aiderait à garder la tête hors de l’eau.
À ce propos, une centaine d'artistes, dont plusieurs ténors (Robert Charlebois, Louise Forestier, Richard Séguin, Ariane Moffatt, Luc Plamondon, Michel Rivard…) sont allés en bus à Ottawa, le 30 novembre dernier, pour contester le projet de loi C-32 sur le droit d'auteur au Canada. Et souligner le fait que la redevance de 0,29$ perçue sur chaque CD vierge est aujourd’hui dépassée puisqu’il ne se vend presque plus de CD…
- Avec les nouvelles technologies, toute la bataille du droit d’auteur est à refaire. Sinon, c’est la mort du métier qui est annoncée… et d’une certaine idée de la culture aussi. Les artistes sont mobilisés, mais nous faisons face à un gouvernement de droite pour qui la culture et ses artisans semblent surtout être des ennemis à abattre… Bref, ça va pas être simple.
J’ai vu enchevêtre dans un constat plutôt amère plusieurs thématiques, sociétales, écologiques, politiques même qui vous sont chères… On retrouve dans cette chanson des sujets évoqués jadis dans Cash City, Sauvez mon âme ou Ma génération. Des chansons bluesy, engagées presque, façon Cabrel période PHOTOS DE VOYAGE. Francis Cabrel, justement, chante avec vous Cash city en duo sur l’album VOIX CROISÉES sorti en 2006, où vous revisitiez votre répertoire avec plusieurs artistes dont également Gilles Vigneault, Michel Rivard…
- Cet album de reprises de mes succès en duo a un peu lancé une mode d’albums de duos au Québec… Mes influences musicales sont beaucoup celles de l’Amérique du Nord, où j’habite. Bien sûr, le fait que je sois francophone et que j’aie le souci de bien utiliser ma langue et la musique interne qu’elle porte, m’a incité à m’intéresser à la chanson française. J’essaie d’être fidèle à ces deux pôles, ce que certains artistes (dont Cabrel) font plutôt bien.
Quels chanteurs québécois conseilleriez-vous d’écouter à qui voudrait les découvrir?
- En ce moment, j’aime beaucoup le travail d’un groupe comme KarKwa, ou d’artistes comme Vincent Vallières et Yann Perreau.
Les Français vous ont découvert avec Cash City (#10 du top en février 1992), deux mois avant qu’ils ne découvrent un autre chanteur québécois, Jean Leloup, dont la chanson 1990 atteindrait également la dixième place du top en avril. Puis l’un comme l’autre vous êtes faits oublier des Français… Pour quelles raisons les albums qui ont suivi SAUVEZ MON ÂME, sur lequel figure Cash City, mais également Si fragile, qui est devenu un standard au Québec, sont-ils passés inaperçus en France?
- Après Cash City, et l’album SAUVEZ MON ÂME qui avait plutôt bien marché en France, il y a eu deux autres albums à être sortis sur l’étiquette Tréma ; l’album LOS ANGELES (1993) et LES NOUVEAUX HÉROS (1996). Déjà la facture de LOS ANGELES était beaucoup plus « rock » et avait un peu démobilisé le public plutôt « pop » que j’avais en France. Pour la suite, les chiffres de ventes n’étant pas au rendez-vous, la maison de disque Tréma n’a tout simplement pas renouvelé le contrat et personne n’a voulu prendre la suite là-bas. De mon côté, les constants voyages au dessus de l’océan commençaient à me fatiguer et je ne me suis pas battu pour sauver mes acquis. Bonne décision personnelle, mauvaise décision professionnelle… Il est vrai que chez nous, j’ai plusieurs «classiques» à mon actif qui sont inconnus en France. Je ne sais pas si ces chansons finiront par faire leur chemin là-bas… ni comment ça pourrait se passer : beaucoup d’appelés, peu d’élus.
À qui s’adresse Pour ne plus avoir peur quand vous dites “Je t’ai tout laissé, j’ai tout renié/ T’ai légué mes clefs, ma vie et mon âme”?
- Pour ne plus avoir peur est une autre chanson post 11 septembre 2001. Elle parle du renoncement à notre bon sens et à une certaine éthique, au nom d’une fausse impression de sécurité. Mais chacun peut l’adapter à lui et en faire sa propre lecture!
Non amour, mon amour parle d’un homme amoureux d’une femme homosexuelle. Un thème finalement rarement abordé dans la chanson! Il y a eu La bourgeoisie des sensations (2009) de Calogero sur des paroles de Pierre Lapointe… Ou bien encore P’tite Pédale (2010) d’Emmanuelle Seigner, le pendant de votre chanson!... Question indiscrète: Non-amour mon amour, confidence ou invention?
- Non-amour mon amour vient d’une histoire vécue… plus d’une fois ! Je me suis beaucoup nourri à mon vécu pour cet album et j’ai été à même de constater par la suite que les histoires les plus personnelles sont souvent aussi les plus universelles.
“Voilà pour le futur, il nous faudra des murs/ Pour sauver notre culture, nos musées et nos banques/ Nos écoles et nos tanks…” (Les murs). Vive le Québec libre?
- Les murs ne parle pas de l’indépendance du Québec, mais bien de ces murs dont on a besoin lorsque le vent que l’on a semé nous revient en tempête. Avec l’invitation sous-entendue de cesser de semer ainsi le vent… Pour ce qui est de l’indépendance du Québec, je suis un Québécois citoyen du monde. Je crois que pour s’ouvrir au monde et lui offrir quelque chose, il faut s’appartenir soi-même. Et que notre différence est notre plus grande richesse, ce qui ne va pas trop dans le sens d’un mouvement d’uniformisation en cours en ce moment où la rentabilité économique semble être la seule mesure acceptable…
Un toi dans ma tête est un modèle de chanson, et d’interprétation, quasiment magnétique! Avec cette fin, universelle, unie vers celle : “Car vois-tu parfois, encore aujourd’hui/ Je te parle en moi, comme en ce moment/ Quand je te tutoie/ Toi qui n’es pas là.”
- Un toi dans ma tête me semblait être le meilleur titre à donner à l’album puisqu’il y a dans cette phrase l’essence du propos de l’album, c’est-à-dire la présence de l’autre et son impact dans ce que nous avons de plus intime. C’est moi qui parle, mais dans moi, il y a toi, il y a nous.
Le morceau suivant est sous-titré “Chanson écrite à vol de papillon”…
- Comme un beau soir de neige parle d’amour inaccessible et la phrase “Chanson écrite à vol de papillon” était un message envoyé, à ce moment là, à une personne inaccessible…
Vous avez reçu le 8 novembre 2010 le Félix de l’auteur-compositeur de l’année (les Félix sont les Victoires de la musique de la chanson québécoise). Avez-vous conscience d’avoir écrit un disque qui fera date?
- Beaucoup de gens, dont plusieurs confrères et consœurs de même que plusieurs journalistes me disent que cet album-là en est un important. Je crois que je vais les croire. Chose certaine, moi, c’est mon préféré dans ma discographie et je sens que j’aurai longtemps du plaisir à chanter ces chansons-là sur scène.
Dernière question, dont la réponse peut être parlante pour ceux qui ne vous connaissent pas: quelles sont vos trois chansons préférées, celles dont vous auriez aimé être l’auteur?
- Dur de répondre à cette question… Disons pour aujourd’hui, Voir un ami pleurer, La nuit je mens et Le temps des cerises.
(entretien Baptiste Vignol)
Photo Félix: Pascal Ratthé