“Voilà dix-huit ans que l’Europe […] avait inséré dans le traité de Berlin l’engagement solennel de protéger la sécurité, la vie, l’honneur des Arméniens. Et vous vous étonnez que les Arméniens, qui sont les victimes de ce manquement à la parole européenne, aillent dans les capitales, à Paris, à Londres, essayer d’éveiller un peu la pitié, l’attention de l’Europe!”
Discours de Jean Jaurès dénonçant le 3 novembre 1896 le massacre des populations arméniennes.
« Ils sont tombés sans trop savoir pourquoi / […] Par milliers, par millions, sans que le monde bouge / […] Puisqu'ils étaient fautifs d'être enfants d'Arménie » (Ils sont tombés, 1976). Charles Aznavour évoque ici les massacres dont furent victimes 150 000 Arméniens, en Anatolie d’abord, entre 1894 et 1896. C’est précisément ce bain de sang que condamnait Jaurès à la Chambre des Députés, en faisant l’inventaire des « vieillards massacrés » par les forces du sultan de l’empire Ottoman, des « enfants égorgés », des « femmes enceintes éventrées, et leurs fœtus embrochés, promenés au bout des baïonnettes », des « viols », des « pillages » et des « incendies » perpétrés contre cette population. « Voilà ce qui a été fait, s’insurgeait Jean Jaurès, voilà ce qu’a vu l’Europe, voilà ce dont elle s’est détournée ! »
Vingt ans plus tard, un second pogrom anti-arménien causa deux millions de morts dans l’indifférence générale. « Nul n'éleva la voix dans un monde euphorique / Tandis que croupissait un peuple dans son sang / L'Europe découvrait le jazz et sa musique / Les plaintes de trompettes couvraient les cris d'enfants » (Ils sont tombés). C’est ainsi que fut accompli, sur les hauts plateaux de Caucase, le premier « génocide » du XXème siècle, alors que le mot n’existait pas encore (il fut créé en 1944). « Palestiniens et arméniens / Témoignent du fond de leurs tombeaux/ Qu'un génocide, c'est masculin / comme un SS, un torero » (Miss Maggie) rappellerait Renaud en 1985, alors que l’Arménie n’était plus, depuis 1921, qu’une anodine République soviétique, et que la communauté internationale refusait d’admettre les abominations commises en 1915.
Le 21 septembre 1991, ce petit territoire qui ne couvre qu’une modeste partie de son fief historique, accède enfin à l’indépendance; l’ancienne Arménie, et son symbolique Mont Ararat, restant attachée à la Turquie. Voilà donc seize ans que cette nation, l’une des plus anciennes civilisations indo-européennes, conduit elle-même sa destinée. «Indépendante sur son sol légendaire / Elle se prend en main, et respire et revit » (Tendre Arménie, 2007) se réjouit Charles Aznavour, figure éminente de la diaspora arménienne. Porte-drapeau d’une communauté qui a su conserver, malgré des siècles d’opprobre et d’humiliations, son âme et ses traditions, ce personnage d’envergure mobilisa notamment une vingtaine d’artistes (parmi lesquels Alain Souchon, Vanessa Paradis, Renaud, Gilbert Bécaud…) pour enregistrer un 45 tours (Pour toi Arménie) afin de récolter des fonds après le séisme qui ravagea le pays et fit 30 000 morts en décembre 1988. Dans la chanson Tendre Arménie (2007), Charles Aznavour revient sur cette catastrophe et le sort funeste qui semblait s’acharner sur ce pays : « D'attaques meurtrières en tremblement de terre / […] Perdue dans ses montagnes aux portes de l'Asie / Son histoire est tachée du sang de mille guerres / […] Elle a gardé sa langue et sauvé sa culture ».
Le monde des arts compte plusieurs talents d’origine arménienne (Jean Carzou, Atom Egoyan, Robert Guédiguian…). La chanson française également : Charles Aznavourian, évidemment, Henri Tachan (« C'est bien parc’que j’m’app’lais Tachdjian / Que cet enfoiré d'enseignant / M’a fait rerépéter mon nom / En travers, en large et en long, / J’avais onze ans, c’était la nuit, / J’y repense encore aujourd’hui... » Dupont, 1978) ou Vincent Baguian aujourd’hui.
Alors que l’Arménie vient de fêter le seizième anniversaire de son indépendance, que le Congrès américain prépare une résolution reconnaissant son génocide, Vincent Baguian propose dans son nouvel album une complainte bouleversante sur le thème de l’identité. «Comment savoir où je vais / Si je ne sais pas d’où je viens ? / […] Comment savoir qui je suis / Sans savoir de qui je tiens ? » (Je suis une tombe, 2007).
À l’heure où la Turquie, pour des raisons d’éventuelles compensations financières, refuse de reconnaître le génocide de 1915, où Israël, au nom de la géopolitique régionale, conteste l’ampleur des massacres, où seulement trois nations européennes (la Belgique, la France et la Grèce) ont entériné ces atrocités, Baguian rappelle à quel point l’on peut se sentir égaré quand on est sans racines : « Je suis à moi-même étranger / En ne connaissant rien du nom qui est le mien. »
Cette chanson prend un écho dramatique en ces jours barbares où « la brute humaine se déchaîne » (J. Jaurès), au Darfour maintenant, comme elle s’est déchaînée au Rwanda naguère, au Biafra ou bien au Cambodge… Ne vient-on pas d’inculper, le 19 septembre dernier, un ex-lieutenant de Pol Pot, Nuon Chea, de crimes contre l’humanité ?
« Moi je suis la tombe d’une partie du monde » affirme Vincent Baguian, rappelant au passage une vérité essentielle : pour vivre en paix, il faut l’être avec son histoire ! « Je ne parle pas d’un pays/ Mais de toutes les Arménies/ Quand s’ajoute à la blessure/ L’insoutenable injure/ Des morts que l’on renie ».
Baptiste Vignol
Discours de Jean Jaurès dénonçant le 3 novembre 1896 le massacre des populations arméniennes.
« Ils sont tombés sans trop savoir pourquoi / […] Par milliers, par millions, sans que le monde bouge / […] Puisqu'ils étaient fautifs d'être enfants d'Arménie » (Ils sont tombés, 1976). Charles Aznavour évoque ici les massacres dont furent victimes 150 000 Arméniens, en Anatolie d’abord, entre 1894 et 1896. C’est précisément ce bain de sang que condamnait Jaurès à la Chambre des Députés, en faisant l’inventaire des « vieillards massacrés » par les forces du sultan de l’empire Ottoman, des « enfants égorgés », des « femmes enceintes éventrées, et leurs fœtus embrochés, promenés au bout des baïonnettes », des « viols », des « pillages » et des « incendies » perpétrés contre cette population. « Voilà ce qui a été fait, s’insurgeait Jean Jaurès, voilà ce qu’a vu l’Europe, voilà ce dont elle s’est détournée ! »
Vingt ans plus tard, un second pogrom anti-arménien causa deux millions de morts dans l’indifférence générale. « Nul n'éleva la voix dans un monde euphorique / Tandis que croupissait un peuple dans son sang / L'Europe découvrait le jazz et sa musique / Les plaintes de trompettes couvraient les cris d'enfants » (Ils sont tombés). C’est ainsi que fut accompli, sur les hauts plateaux de Caucase, le premier « génocide » du XXème siècle, alors que le mot n’existait pas encore (il fut créé en 1944). « Palestiniens et arméniens / Témoignent du fond de leurs tombeaux/ Qu'un génocide, c'est masculin / comme un SS, un torero » (Miss Maggie) rappellerait Renaud en 1985, alors que l’Arménie n’était plus, depuis 1921, qu’une anodine République soviétique, et que la communauté internationale refusait d’admettre les abominations commises en 1915.
Le 21 septembre 1991, ce petit territoire qui ne couvre qu’une modeste partie de son fief historique, accède enfin à l’indépendance; l’ancienne Arménie, et son symbolique Mont Ararat, restant attachée à la Turquie. Voilà donc seize ans que cette nation, l’une des plus anciennes civilisations indo-européennes, conduit elle-même sa destinée. «Indépendante sur son sol légendaire / Elle se prend en main, et respire et revit » (Tendre Arménie, 2007) se réjouit Charles Aznavour, figure éminente de la diaspora arménienne. Porte-drapeau d’une communauté qui a su conserver, malgré des siècles d’opprobre et d’humiliations, son âme et ses traditions, ce personnage d’envergure mobilisa notamment une vingtaine d’artistes (parmi lesquels Alain Souchon, Vanessa Paradis, Renaud, Gilbert Bécaud…) pour enregistrer un 45 tours (Pour toi Arménie) afin de récolter des fonds après le séisme qui ravagea le pays et fit 30 000 morts en décembre 1988. Dans la chanson Tendre Arménie (2007), Charles Aznavour revient sur cette catastrophe et le sort funeste qui semblait s’acharner sur ce pays : « D'attaques meurtrières en tremblement de terre / […] Perdue dans ses montagnes aux portes de l'Asie / Son histoire est tachée du sang de mille guerres / […] Elle a gardé sa langue et sauvé sa culture ».
Le monde des arts compte plusieurs talents d’origine arménienne (Jean Carzou, Atom Egoyan, Robert Guédiguian…). La chanson française également : Charles Aznavourian, évidemment, Henri Tachan (« C'est bien parc’que j’m’app’lais Tachdjian / Que cet enfoiré d'enseignant / M’a fait rerépéter mon nom / En travers, en large et en long, / J’avais onze ans, c’était la nuit, / J’y repense encore aujourd’hui... » Dupont, 1978) ou Vincent Baguian aujourd’hui.
Alors que l’Arménie vient de fêter le seizième anniversaire de son indépendance, que le Congrès américain prépare une résolution reconnaissant son génocide, Vincent Baguian propose dans son nouvel album une complainte bouleversante sur le thème de l’identité. «Comment savoir où je vais / Si je ne sais pas d’où je viens ? / […] Comment savoir qui je suis / Sans savoir de qui je tiens ? » (Je suis une tombe, 2007).
À l’heure où la Turquie, pour des raisons d’éventuelles compensations financières, refuse de reconnaître le génocide de 1915, où Israël, au nom de la géopolitique régionale, conteste l’ampleur des massacres, où seulement trois nations européennes (la Belgique, la France et la Grèce) ont entériné ces atrocités, Baguian rappelle à quel point l’on peut se sentir égaré quand on est sans racines : « Je suis à moi-même étranger / En ne connaissant rien du nom qui est le mien. »
Cette chanson prend un écho dramatique en ces jours barbares où « la brute humaine se déchaîne » (J. Jaurès), au Darfour maintenant, comme elle s’est déchaînée au Rwanda naguère, au Biafra ou bien au Cambodge… Ne vient-on pas d’inculper, le 19 septembre dernier, un ex-lieutenant de Pol Pot, Nuon Chea, de crimes contre l’humanité ?
« Moi je suis la tombe d’une partie du monde » affirme Vincent Baguian, rappelant au passage une vérité essentielle : pour vivre en paix, il faut l’être avec son histoire ! « Je ne parle pas d’un pays/ Mais de toutes les Arménies/ Quand s’ajoute à la blessure/ L’insoutenable injure/ Des morts que l’on renie ».
Baptiste Vignol