Paru
dans le onzième numéro de la revue Schnock (juin 2014), cet entretien avec Guy
Béart réalisé fin octobre 2013 est délivré ici dans sa version complète.
Il fut le chanteur préféré
de deux présidents de la République, Georges Pompidou (avec Léo Ferré) et
François Mitterrand (avec Jean Ferrat). L'Eau
vive est restée plus d'un an n°1 du hit-parade. Record imbattable. Depuis
1967, il vit à Garches, dans une maison des années 30 de 1200m2, due aux
architectes du Bauhaus, Rosenauer et Pierre-Otto Bauer, au milieu d'une immense
propriété au fond de laquelle une piscine constamment chauffée à 30° est
entourée d'une terrasse dallée où pourraient s'allonger cinquante personnes sur
leurs serviettes de bain. «Charles Trenet avait six ou sept maisons, Brassens,
trois ou quatre. Moi, je n'ai qu'une baraque, mais elle en jette.» Et pas
seulement pour la vue imprenable dont jouit à 180° le maître des lieux sur
l'hippodrome de Saint-Cloud, le Mont Valérien, les tours de la Défense et la
Tour Eiffel. Ce monument dont il a acheté en 1983 deux escaliers d'origine qui
trônent dans le jardin. À l'intérieur, d'immenses pièces sur trois étages, un
studio d'enregistrement, un salon des guitares, un fumoir exposant une
collection de pipes, une verrière extraordinaire éclairant le cœur de ce qui
fut pendant trois décennies, cela se sent, un palais des plaisirs. Guy Béart,
tous les 20 juin, y fêtait, jusqu'à la fin des années 90, son "réveillon
d'été" où se côtoyaient parfois des centaines d'invités, célèbres ou
inconnus. Aujourd'hui, le poète vit seul et visiblement heureux avec ses chats,
passant ses journées à lire et à écrire allongé sur son « lit
bureau » (téléphone, guitare, cahiers et paquets de clopes à portée de
main), même si trois personnes travaillent ici à l’entretien de la maison et du
jardin. D'une mémoire lumineuse, il parle, rit, chante et fume comme un
pompier. Simple rappel, avant de devenir chanteur professionnel à 26 ans,
poussé par Brassens et Trenet, il était ingénieur diplômé de l'École Nationale
des Ponts et Chaussées. Son domaine de recherches? «La dislocation des
cristaux». Admiré par Louis Aragon, Louise de Vilmorin, Marcel Aymé, Pierre Mac
Orlan, Bernard Buffet, Jean-Louis Barrault…, il est surtout le dernier
auteur-compositeur-interprète qui ait pu parler d'égal à égal avec Barbara, Brassens,
Brel, Ferrat, Ferré et Gainsbourg.
*
Mon
père me chantait des chansons, avant même que j'apprenne à parler. Il chantait
très bien, il avait une très belle voix. Il me chantait des chansons
françaises, de la Belle époque [Béart entonne : «Caroline, Caroline, mets tes p'tits souliers vernis…»], ou bien des
chansons du folklore méditerranéen. Il me revient maintenant que j'ai 83 ans
passés et que je retombe donc en enfance, des tas de chansons en mémoire. Les
premières que j'ai chantées sont celles de Tino Rossi. D’ailleurs, quand
beaucoup plus âgé j'ai étudié la chanson française à fond, j’ai été étonné par
la qualité des textes et des mélodies des chansons de Tino Rossi. C'était
souvent des textes de Géo Koger, qui était le père de la parolière Vline Buggy
[elle signa des dizaines de succès pour Claude François, Michel Sardou, Johnny
Hallyday, Herbert Léonard…], et des mélodies de Vincent Scotto. Aujourd'hui
quand j'écoute des chansons - et il en sort tout le temps malgré la crise du
disque - ça me désole de voir que leurs textes n'ont plus cette qualité-là, qui
était remarquable.
- Qu’est-ce qui vous
séduisait dans ce répertoire ?
La
joliesse des mots me touchait, leur codité, sans comprendre complètement ce
qu'ils disaient. Prenez Chanson pour Nina
de Tino Rossi par exemple : [Béart chante :] «Ce soir Nina / Comme on s'aimera / Je pourrai te griser de folles
caresses / Et m'enivrer du parfum de ta jeunesse». Le texte est très
érotique! Bien entendu, il s’agit de son odeur sui generis, qui excite les
mecs. La chanson glisse un message érotique entre les lignes. Plus tard, en
étudiant le répertoire, j'ai découvert l'excellence des textes où l'on ne
pourrait pas changer un mot. Il m'arrive de pouvoir changer des mots dans des
chansons de Brassens en me disant «Tiens, ce mot irait mieux que tel autre».
Dans Une petite fleur, il dit à la
fin [Béart chante :] « J’lui en
ai bien voulu, mais à présent / J’ai plus d’rancune et mon cœur lui pardonne /
D’avoir mis mon cœur à feu et à sang…», «Mon cœur lui pardonne d’avoir mis
mon cœur» ! Ça ne va pas ! Je lui ai dit. Il n’était pas content!
Mais dans les chansons de Tino Rossi, de Chevalier, ou de Piaf qui chantait
merveilleusement l'amour, il n'y a jamais d'erreur. [L’entretien n’a pas
commencé depuis dix minutes que Béart s’allume déjà sa deuxième cigarette, une
longue. Il en fumera un paquet en trois heures de temps.] Vous savez, jeune
diplômé, j’allais sur les chantiers. Les ouvriers chantaient la même chanson,
qu’elle soit de Tino Rossi, de Maurice Chevalier ou de Bourvil. Et ça créait
une sorte de communion entre les gars, tout au moins en chanson, alors que
maintenant, la chanson crée de la désunion. C'est une des raisons majeures,
puisque la chanson est viscérale à l'être humain, pour laquelle ce monde part
en couilles dans tous les sens.
- Et les chanteurs
d'aujourd'hui ?
Aujourd'hui
je cherche. Certains ont des paroles valables, mais la mélodie n'est pas
terrible. Par exemple Bénabar, dont les textes ne sont pas si mal fichus que
ça. D'autres ont parfois de jolies mélodies, mais leurs paroles sont nulles. Et
puis ils sont éblouis par l’anglais, qu’est-ce que tu veux, sans forcément
savoir le parler! Moi, je parle l’anglais comme je parle en français. Mais
nobody is perfect, hein ! Regardez Grand Corps Malade, sur son dernier
disque, il slame une chanson en duo avec une fille qui chante en anglais! Sinon,
bien sûr, il y a Souchon et Voulzy. Je connaissais bien leur directeur
artistique, Bob Soquet. J'ai essayé de les aider au début, en les faisant
passer au «Grand Échiquier» par exemple. Je les estime. Cabrel aussi a du
talent. Et Stromae ! Papaoutai.
C’est mignon. C'est même bien ! Il y a Mylène Farmer aussi. Elle joue
parfaitement de l'image. Mais elle chante bien. On avait chanté Frantz en duo, ici, dans cette maison,
pour une émission de télévision.
Moi, j’aime les voix naturelles. Tiens,
j'aimais beaucoup Dalida. Elle chantait très bien, avec âme. Elle s'est
suicidée finalement, parce qu’on l'obligeait à travailler... «Moi je voudrais mourir sur scène», tu
parles. C'était pas du tout ça. Elle aurait voulu mourir tranquille. C'était à
la fois une amoureuse et une mystique. En fait, une chanteuse qui me plaît,
j'aurais tendance à aimer ses chansons, même si elles sont mal foutues. Comme
quoi, même à mon âge, je reste un être humain ! Il y en a une que j'aime
beaucoup et que j'avais détectée à ses débuts quand elle chantait Mon petit vieux, c'est Camille. Elle a
quelque chose de bandant. Si elle ne chantait pas du nez, j'aimerais bien
Olivia Ruiz aussi. Mais la meilleure chanteuse française que nous ayons, elle a
95 ans, et c'est Patachou. Gréco ? Elle en fait trop... Dommage. Elle
était venue me voir au Port du Salut avec un très beau jeune homme, Sacha
Distel. Je lui ai donnée Il n'y a plus
d'après que j'avais écrite pour Micheline, la femme que j'aimais à
l'époque, et pour qui j’avais écris Poste
restante, Chandernagor, Il y a plus
d’un an...
- Pourquoi cette
dépréciation, selon vous, entre les chansons d’autrefois et celles
d’aujourd’hui ?
Peut-être
qu’autrefois, les auteurs-compositeurs s’appliquaient davantage, y mettaient
plus de temps. C'est le temps qui nous manque le plus. Nous sommes tous
débordés par des tas de conneries. Mais ce qui fait défaut, surtout, c’est les
mélodies. Prenez la Bible. Tout commence par la parole. «Dieu dit :“Que la lumière soit. Et la lumière fut.”» Mais je
me demande, et là c'est assez important ce que je vais dire, si Dieu ne l'a pas
chanté. Parce que quelles que soient les religions, qu'on y croit ou pas, quand
on va dans une église, un temple, une synagogue, une mosquée ou une pagode,
c'est chanté! Psalmodié plus exactement. Sans accompagnement, sans batterie ni
truc ni machin. Et ça reste dans la tête ! [Béart chante Je vous salue Marie.] D'après-moi, Dieu
a dû psalmodier. Alors j'espère trouver la psalmodie de Dieu. Comment a-t-il pu
chanter ce truc-là ? Et ce sera pour moi la mélodie fondamentale.
Peut-être dans un rêve je la trouverai, mais ça m'étonnerait. [Éclat de rire.]
- Dieu habite plusieurs de
vos chansons.
Ce
qui manque le plus dans cette époque de schnock, c'est que tout le monde se
laisse déborder, on tweete, on télécharge dans tous les sens, et on n'a plus le
temps de s'occuper de l'essentiel. Nous vivons une époque complètement
dégénérée. Elle est schnock, quoi! C'est dû à la communication instantanée de
tout ce qui se passe. Tout le monde est devenu jaloux de tout le monde. Un
monde qui s'envie et qui se jalouse. Le faux, l'argent, la haine résument notre
époque. Et plus encore le futile, l'infantile et l'inutile. Ce qui fait le
buzz. Qu'on croie ou pas ou Dieu - c'est un symbole !-, ce que je n'aime
pas dans notre époque, c’est qu’on a voulu tuer Dieu et le remplacer par des
règles. Et ça fout une merde épouvantable. Prenez O Jéhovah où je dis: «Mon
Dieu, confonds les religions, / Bureaucraties de ta croyance, / Qui
ensanglantent nos régions / De leurs vengeances…». Si on lit la Bible, on
voit qu'au début, Dieu ne voulait pas de religion. Après le déluge, quand il
parle à Noé et qu'il lui donne ses sept commandements pour l'Humanité toute
entière, 800 ans avant l'Exode, avant le Décalogue, il ne demande pas de
religion. Après, forcément, on a été obligé de créer une bureaucratie pour
contenir des foules de plus en plus nombreuses. Mais Dieu se fout des
religions. Il peut récompenser quelqu'un qui ne croit pas en lui mais qui fait
le bien, et punir quelqu'un complètement dévot mais qui fait des saloperies. Car
il y a des dévots qui font des saloperies ! [Béart prend alors un air
espiègle :] Dans un livre que je suis en train d'écrire, et qui
s’intitulera «Le premier qui dit», je donne le fin mot de tout ça...
- Couleurs vous êtes des larmes, Les Couleurs du temps, Messies, mais
si !, Le Monsieur et un jeune homme… sont des chansons qui prônent la
tolérance.
Je
ne sais pas si je suis bon, mais je cherche le bien. Moi qui ai beaucoup étudié
la Bible, d'abord c'est le Bien qui s’impose, ensuite c'est la Vérité - il faut
faire passer le Bien d'abord, mais si en mentant, en trichant sur la Vérité, on
amène du Bien, alors on a le droit ! C'est pourquoi je dis dans Messies, mais si !: «Chacun de nous
est le messie». La Vérité peut venir de quelqu'un de méchant et de mensonger,
et le mensonge peut sortir de la bouche de quelqu'un de très bien. C'est très
difficile de détecter la vérité ! Ensuite, c'est la Vertu, puis viennent
la Justice, le Partage et le Pardon. Comme je vous l’ai dit, je ne crois pas du
tout aux religions. Je crois que Dieu a surtout envoyé un message pour que les
hommes se comportent à l'image du Messie et sauvent ce qu'il y a autour d'eux,
un maximum. Attention ! Si je donne l'impression de donner des
affirmations, je doute toujours. Je suis mené par le doute. C'est mon côté
scientifique.
- Dieu vous obsède-t-il?
Une
nuit je dormais, et je fais un rêve complètement schnock où je trouve la preuve
de l'existence de Dieu - c'est ce que tout le monde cherche, d'Einstein aux
Bogdanoff, non ? Et tout d'un coup, en une phrase, dans mon rêve, j'ai la
preuve de l'existence de Dieu. Alors j'allume la loupiote à ma gauche, j'écris
la phrase, toute simple, et je me rendors content. Au matin, je regarde le
papier sur lequel j'avais écris, il n'y avait plus rien ! Alors de deux
choses l'une, ou j'ai rêvé que je trouvais, que je me réveillais et que
j'écrivais, ou bien, je l'ai bien écrite, mais Dieu ne veut pas que ça se
sache! [Rires]
- En quoi d’autre croyez-vous ?
J'ai
tout étudié, ou presque. Y compris l’astrologie, je suis cancer ascendant
lion... Bien que Françoise Hardy me soit très sympathique ; j'avais essayé
de la draguer, je l’ai reçue avec son photographe, Jean-Marie Perrier… Mais on
était nombreux à essayer de la draguer… Elle très belle et chante très, très
bien, naturellement. Mais bon, l'astrologie, bof ! En revanche, je crois
beaucoup à la voyance et à la transmission de pensée. Un jour, j'étais en
dernière année aux Pont et Chaussées, je me promène avec un camarade sur les
quais de la Seine, et je lui dis subitement: «Mon père vient de mourir!» Mon
père n'avait que 66 ans. Il avait un cœur de bronze, il était en bonne santé.
Le lendemain, le directeur de l'école m'appelle et me dit: «Béart, je viens de
recevoir un télégramme, votre père est mort.»
J'adore !
Le français fait chanter les voyelles, et l'anglais fait sonner les consonnes.
Ce sont deux univers différents! [Béart, sur un ton enthousiaste :] Les
Rolling Stones par exemple ! Que je préfère aux Beatles. Les Beatles se
déguisaient et déguisaient trop leur musique. Les Rolling Stones, y a pas de
tics, y a que des chansons qui se défendent et qui tiennent le coup. Même chose
pour Pink Floyd. The Wall, c'est une
merveille! Bruce Springsteen a fait de belles choses. Et Simon &
Garfunkel ! Je les ai reçus dans « Bienvenue » à l’époque.
Michael Jackson m'a touché dès le début, après ça s’est gâté. Les chansons des
Jackson Five sont plus fortes. Bob Dylan, c’était bien aussi. Mais il a mal
tourné : il a fait du rock. Il a voulu que ça marche, mais au début,
Dylan, c'était une guitare, quelques mots. Et puis il y avait cette
merveilleuse chanteuse, Joan Baez, que j'ai reçue ici. Elle s'est baignée à
poil dans ma piscine ; très bien foutue d'ailleurs. Je n’ai rien fait avec
elle. Dommage. [Sourire]
- Vous deviez être
accompagné !
Tu
parles. J'étais très coureur également… Quand je suis amoureux et qu'il n'y a
pas de problèmes, mais en amour il y a tout le temps des problèmes qui
débarquent, j'écris des chansons tristes. Quand on se quitte, je me mets à
écrire des chansons joyeuses pour me sortir du truc… Notre univers a besoin de
chansons joyeuses. Aujourd'hui j'aurais envie de faire uniquement des chansons
joyeuses. D'ailleurs, dans le dernier disque sorti chez Sony, LE MEILLEUR DES
CHOSES en 2010, elles sont toutes joyeuses, à part une ou deux.
Mais le disque
n'a pas marché. J'avais une haute estime en l'écrivant du public que je
connaissais car je continue d'être aimé de beaucoup de gens qui m'écrivent, et
je me suis dit : «Ils vont aimer Télé
Attila parce que ça dit la vérité, [Béart chante :] «L’as-tu la télé nouvelle / L’as-tu l’as-tu
là ? / Celle qui donne des ailes / À nos cancres las / Qui fait croire à
la culture / Du n’importe quoi / Sans écrit et sans lecture / Arreuhs arreuhs
ah !», comme ils vont aimer Le
meilleur des choses ne coûte rien parce que c'est proverbial et c'est vrai.
Mais pas du tout ! Non, le public n’a pas toujours raison. Le public est
devenu n'importe quoi.
- Être à poil, c’est un art
de vivre chez vous.
Je
suis naturiste. Mon parrain, c'était Gaston Durville, fondateur de l'île du
Levant en tant que centre naturiste. J'ai reçu à poil ici Brassens et Aragon,
qui n'ont pas voulu se déshabiller. C'était des gens sérieux! Comme j'étais un
homme libre et qu'à l'époque je me baignais beaucoup dans la piscine, chauffée
toute l'année, il fallait se mettre à poil. Boris Vian devait l’être aussi je
crois. Un jour, je vais chez lui sur la Butte, il était à poil, complètement,
avec sa femme. Il n'y avait qu'une table dans leur salon, et il m'a dit: «On
attend l'huissier» [Béart éclate de rire] Il a été mon directeur artistique
chez Philips ; il a écrit une très bonne chanson, Le Déserteur. Et ce formidable Mouloudji a chanté «Monsieur qu'on nomme grand» au lieu de «Monsieur le Président» pour ne pas que
ça soit censuré.
- Vous avez dû en croiser sur
l’île du Levant ! J’ai lu qu’Annie Girardot, Michel
Simon, Georges Moustaki la fréquentaient…
J'ai une anecdote sur Moustaki. C'était à l'époque ou l'ayatollah
Khomeini devait retourner en Iran. Dans les années Giscard. Tout le monde en
France s’enthousiasmait : «Formidable, le Shah va être foutu en l'air,
etc.» Et moi je disais, notamment à Victor Haïm, qui, après m'a dit : «Tu
avais raison»: «Mais enfin, vous ne vous rendez pas compte, lisez ce qu'il a
écrit! Alors que l'Iran était en bonne voie d'ouverture, là, ça va se fermer
complètement...» Tout ça est finalement très actuel, n’est-ce pas ?...
Moustaki, qui avait du talent, quel dommage qu'il ne soit plus là, vient à la
maison, au bord de l'eau, en compagnie d'une nymphe, comme toujours, et il me
dit: «Je suis devenu musulman.» «Comment ça?» «C'est très simple : c'est
très difficile de devenir juif - il était d'origine juive -, devenir chrétien
c'est un peu moins compliqué, mais c'est encore plus facile de devenir
musulman. Je suis déjà circoncis, j'ai pas de problème, j'ai donc décidé de
devenir musulman.» Je lui demandé: «Mais tu n'as pas lu le livre vert de
Khomeini?» Il me répond : «Mais c'est un livre qu'il a écrit pour faire de la
propagande, pour être aimé des foules musulmanes, tu vas voir.» Quelques années
après, je lui ai dit: «Alors tu as vu?», il m'a répondu «Mais j'ai jamais dit
ça!» [Rires]
- Moustaki aimait
venir chez vous pour vous affronter aux échecs.
Oui, et il se faisait battre tout le temps. C’est mon père
qui m’a appris à jouer aux échecs, et comme tout petit, je le battais, il m’a
conduit, c’était à Beyrouth, au café de la République, place des Canons, pour
me présenter à un Russe qui m'a fait pratiquer très tôt, dès l'âge de dix ans.
Ensuite, j'ai joué contre des grands maîtres, Xavier Tartakover et Garry
Kasparov, mais je ne les ai jamais battus, bien sûr! J’aime jouer au poker
aussi, un jeu de pur esprit où les cartes ne sont qu'un prétexte, selon la
formule.
(Guy Béart affronte Garry Kasparov)
- Il y a aussi la musique du
monde, la world music, que vous avez
appréciée avant que ce soit la mode.
J'aime
le jazz, le tango, le paso doble… Prenez Harry Belafonte [Béart chante une
bonne partie de la chanson Dany Boy],
c'était très, très bien son CALYPSO [1955]! Ensuite il a voulu faire un
disque de rock, puisque c'est le commerce qui règne, et qu'on est éliminé par
l'argent qui règne par le commerce. Il a donc fait de moins bonnes chansons,
puis il est revenu à la source. J’ai aimé Ravi Shankar aussi, que j’ai reçu
chez moi. Un jour, je suis tombé à New York sur le disque de Babatunde
Olatunji, DRUMS OF PASSION [1959], que m’avait offert Belafonte en fait. La
musique de ce percussionniste américain d'origine nigérienne m'avait frappé.
J’ai donné son disque à Claude Nougaro, ainsi qu’un autre à Claude Dejacques
qui était un très bon Directeur artistique chez Philips. Il l’a fait découvrir
à Gainsbourg qui a, quelques temps après, sorti un disque (GAINSBOURG
PERCUSSIONS, 1964] où il plagie carrément Olatunji. Dans l’album, c'est marqué
«paroles et musiques de Gainsbourg». Sauf que c'est une copie absolue, mais
absolue! Il suffit d’écouter New York USA
et Akiwowo ! À l'époque, il n'y
avait pas d'internet ni de tweet, on pouvait passer entre les gouttes. Mais il
y a eu un procès, que Gainsbourg a perdu. Gainsbourg était un homme de talent,
mais un grand affabulateur. Pourtant, il durera car, en avance sur notre
époque, il était à l’image des médias. Il savait faire le buzz.
Mais j’ai
également été bouleversé par Miriam Makeba que j’avais entendue chanter à New
York en 1960, et qui m’a inspiré Couleurs,
vous êtes des larmes. [Béart chante :]
«Elle est en couleurs, mon
histoire : / Il était blanc, elle était noire, / La foule est grise,
grise. Alors, / Il y aura peut-être un mort…».
- Vous vous fréquentiez avec
Gainsbourg ?
On
était copains. J'avais même écrit une chanson pour Jane Birkin qui s'appelle Je m'aime. «Je m’aime un peu beaucoup, / Je m’aime même sans vous…» Une chanson
vachement érotique. En 1975, je reçois Gainsbourg avec Jane Birkin, charmante,
qui a envie de la chanter. Et ça, ça ne lui a pas plu, je crois. Je l'ai donc
offerte à Anne-Marie B.
- Vient plus tard l’épisode
d’«Apostrophes».
Oui,
l’émission était d’ailleurs réalisée par Jean-Luc Léridon, un copain de
Gainsbourg qui avait déjà tourné un documentaire sur lui [«L’Invité du jeudi»,
diffusé le 5 avril 1979 sur Antenne 2]. C’était un peu n’importe quoi cette
émission. Si je me souviens bien, il y avait même Johnny Hallyday qui chantait On a tous quelque chose en nous de Tennessee,
alors qu’il n’était pas invité ! Moi, j'ai rien de Tennessee. Ni Hallyday
d’ailleurs. Il est surtout soucieux du pognon et de sa célébrité. À part ça,
longue vie à lui, mais il n'a rien de Tennesse. Ce sont des affabulations, et
je n'aime pas les affabulations. À un moment, Gainsbourg, qui n’était pas saoul
du tout mais jouait au mec éméché, se fout au piano et affirme que c'en est
fini des chanteurs à la guitare. Il se met donc au piano pour jouer Au clair de la lune, je crois, et la
joue en do. Je lui dis que ce serait plus facile de la jouer en sol pour qu'on
la chante tous ensemble. Il se prétendait pianiste, pourtant il s'est montré
incapable de la transposer en sol! C'est Louis Chédid, un bon musicien, qui
s’est mis au piano à sa place… [Béart rit.] J'ai un grand copain, André Halimi
[au moment de l’entretien, André Halimi, décédé le 1er décembre 2013, était
encore vivant], qui m'avait raconté avoir voulu faire une émission sur les
chanteurs de bars. Il avait donc reçu Louis de Funès, Darry Cowl, Eddy Barclay,
etc. Il m'avait dit : «J'ai pris rendez-vous avec Gainsbourg au Touquet, et il
n'est pas venu.» Il était plutôt guitariste au départ, Gainsbourg, et je me
pose cette question - mais on fera des recherches archéologiques [Béart rit]
- : pourquoi à nos débuts, en 1958, quand on faisait une tournée Canetti
avec Catherine Sauvage, et que nous chantions, lui et moi, en première partie,
moi, je chantais avec ma guitare, et, lui, Gainsbourg, qui ne faisait pas un
geste, était accompagné au piano ? Pourquoi celui qui est pianiste a-t-il
besoin de se trimballer un pianiste? C'est très curieux, non ? Après
l'émission, ça a été fini entre nous. Je n’avais aucune envie de créer une
polémique. J'étais occupé à autre chose.
- Comme lui, vous avez
toujours été entouré de jolies femmes.
D'après
mes recherches, elles figureront dans le bouquin que je suis en train d’écrire,
il y a sept degrés de beauté chez la femme, et il n'y en a qu'un seul chez
l'homme. La femme est quand même beaucoup plus belle que le mec, y a rien à
faire. Y a qu'à regarder toutes ces pubs, c'est toujours de très jolies filles qui
transmettent des choses.
- Vous qui avez côtoyé la
terre entière, chanté avec Brigitte Bardot, Marie Laforêt, Jeanne Moreau, vécu
avec Geneviève Galéa [qui jouait dans « Les Carabiniers » (1963) de
Jean-Luc Godart]… Quelle est la plus belle que vous ayez croisée ?
Françoise
Fabian.
- De 1966 à 1970,
vous avez produit et présenté une soixantaine de « Bienvenue », dans
lesquelles vos invités s’appelaient Louise de Vilmorin, Louis Aragon, Elsa
Triolet, Jean-Pierre Melville, Yves Montand, Raymond Devos, Duke Ellington,
Georges Brassens, Michel Simon, Michel Polnareff...
Oui, mais la télé rend con et fou, ceux qui la regardent, mais
aussi ceux qui la font. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai arrêté
« Bienvenue ». Aujourd’hui, toute cette pub, ça me rend fou. J’ai la
terreur de la pub ! Je trouve que c’est entraîner les gens vers des
dépenses inconsidérées… La télé fait la gloire des animateurs qui sans cessent
coupent la parole à leurs invités… Dans l’émission « La Fête de la Chanson
française » [diffusée le 29 novembre 2013], où Emmanuelle [Béart] et
Patrick Bruel m’ont fait la surprise de chanter Il n’y a plus d’après, Daniela Lumbroso a coupé l’essentiel de ce
que je lui disais. Je lui parlais de Luis Mariano que j’ai bien connu [Béart
chante Mexico], de la psalmodie
divine, de Bardot, que je trouvais moins excitante que Marilyn Monroe qui toute
sa vie a cherché à se cultiver. D’ailleurs [l’air blagueur], je lui disais que
je n’étais pas certain que Gainsbourg ait couché avec Bardot ! Sa femme officielle
disait qu’à l’époque, il se saoulait la gueule et qu’il bandait peu. Mais tout
ça a été coupé ! La malheureuse Lumbroso, qui défend sa croûte et
peut-être ne veut blesser personne, m’a laissé deux messages pour s’excuser et
me proposer de faire une série d’entretiens. Mais je ne fais pas envie de
donner des entretiens à des gens qui font n’importe quoi.
- C’est bizarre
que vous n’ayez jamais écrit de chansons pour Emmanuelle Béart.
On va le faire un de ces quatre. Je la vois demain à l’exposition
d’Ève, ma première fille, qui fait des bijoux. Elle a un talent fou, mais son
tempérament à elle : je l’avais présentée à Ted Lapidus, qui est mort, je
ne connais que des morts… Il lui avait proposé de mettre des petites mains à sa
disposition : « Vos bijoux seront vendus dans le monde entier. »
Avec Emmanuelle, on lui avait dit : « comme les bijoux ne parlent pas
le français, mais toutes les langues, c’est toi qui rapporteras de l’argent à
la famille pour nos vieux jours ! », mais elle préfère travailler
toute seule.
Ah ! C’est à cause de ce film sur lequel
j'ai travaillé pendant plusieurs années à partir de 1979 que j’ai acheté mes
deux escaliers de la tour Eiffel. J'avais inventé un scénario où je décris
Paris entre 1858, date des premières photos en ballon de Nadar au-dessus de
Paris, et 1910. Une époque extraordinaire où tout le monde inventait des
trucs ! C'est aussi l'histoire de Victor Félicien Paris, un chansonnier
qui ratait toutes ses inventions mais avait du succès avec ses chansons. Je
suis allé aux États-Unis et au Japon chercher des financements, et finalement,
alors qu’il était financé, c’est resté en rade, à cause de chambardements à
Antenne 2 à l’époque. Bernard Giraudeau devait tenir le premier rôle masculin,
Catherine Deneuve et Emmanuelle Béart les premiers rôles féminins.
- Pour les gens
qui vous connaissent mal, l'image c'est: «Ah! Béart, c'est un chanteur de
droite.»
Depuis
mes débuts, je me suis interdit de faire de la politique. J'ai beaucoup de
pitié pour les hommes politiques qui, pour réussir, sont obligés de mentir. Il
y a des exceptions, mais qui n'ont pas réussi comme Mendès France, Rocard, ce
malheureux Jospin. Même De Gaulle a menti avec son «Je vous ai compris». Ou
avec sa façon de laisser penser qu’il avait sauvé la France. La France, ce sont
les Anglais et les Américains qui l’ont libérée. Mais je l’ai admiré, comme il
se doit. Après, j'ai fait la connaissance de Pompidou au lycée Henri IV grâce à
mon professeur de français qui s'appelait Raoul Audibert. Il m'a fait connaître
Pompidou chez lui, qui était son copain, et qui était venu faire une conférence
à Henri IV sur Baudelaire. Je lui ai posé de bonnes questions sur Baudelaire
que je connaissais bien... Je l'ai revu chez Lazareff et quand il est devenu
Premier ministre, il est venu m'applaudir. Il ne m'a jamais demandé de
participer à une opération politique, quelle qu'elle soit. Quand il a été
président, j'allais surtout le voir à la Maison blanche à Orvilliers. Ensuite
Giscard m'avait énervé, il voulait d’ailleurs fermer le centre Pompidou, et je
lui ai préféré Mitterrand qui est venu me voir à la maison. Je me souviens
qu’avant ça, il était venu m’écouter, alors que je ne le connaissais pas, au
théâtre tenu par Silvia Monfort, une femme complètement zinzin, alors que
Pompidou était malade. Il est venu me trouver dans ma loge avec sa secrétaire,
qui était très jolie d'ailleurs, et il m'a donné une lettre en me disant:
«Est-ce que vous pouvez la passer à votre ami Pompidou?» Je ne sais pas ce
qu'il y avait dans cette lettre, tout ce que je sais, c'est que je la lui ai
passée. Et Pompidou est mort quelques temps après. Président, Mitterrand m'a
emmené au Japon en 1982 où j'ai chanté devant l'empereur Hijohito. La droite ne
me l'a pas pardonné. La gauche m'a reproché Pompidou et la droite,
Mitterrand ! Moi je trouve qu'on a besoin des deux mains pour travailler,
la main gauche et la main droite. L'un des problèmes de la gauche, c'est le
cœur, et le cœur peut faire faire des conneries ; l'un des problèmes de la
droite, c'est la main droite qui peut frapper à tort et à travers. Dieu, lui, a
du cœur, il est donc compatissant, et en même temps il peut punir ceux qui ont
fait du mal. Ça dépend des circonstances.
- Il y a cette chanson, Si la France, qui avait fait couler beaucoup d’encre.
- Il y a cette chanson, Si la France, qui avait fait couler beaucoup d’encre.
Je
l’avais écrite sous Giscard, enregistrée en 80, et elle sortait au début de la
présidence de Mitterrand. J'avais deux bons amis, Jack Lang et Jacques Attali.
Je leur ai donné la maquette du disque, ils m'ont dit : «C'est impossible, on ne peut pas chanter
quelque chose comme ça. [Béart chante :] «Si la Franc’ se mariait avec ell’-même / Si un jour, ell’ se disait
enfin “Je t’aime”…». Pour Lang, tu comprends, on passait de l'époque des
ténèbres à l'époque des lumières ; pour Attali, c'était peut-être des
considérations d'ambition politique, je n'en sais rien. J'ai donc envoyé cette
chanson à Mitterrand, qui m'a dit «C'est
exactement ce que je pense!» [Béart chante :] «Pour la rose et le lilas en harmonie, / La main gauche et la main
droite, enfin unies, / Le bleuet près du muguet: / Ce bouquet est jeune et gai
/ Qui marie les trois couleurs / En quelques fleurs.» C'était au tout début
de son premier septennat. Politiquement, il fallait en effet marier la France
avec elle-même. Mais cette chanson n'a pas marché, on a dit «Béart, il fait
semblant, il est de tous les côtés, etc.» Moi je pense que la France a besoin
momentanément de se replier un peu sur elle-même et de faire les efforts
soi-même au lieu de dépendre d'instances européennes. Mais depuis Colbert, on
rajoute des lois aux lois... C'est ce que j'exprime dans la Bordelaise, une chanson inédite que j'ai chantée chez Ruquier
[Béart chante :] : «Quoi ?
Des sanctions européennes / Terrasseraient nos fiers décrets, / Répandant la
peur et la haine / Dans nos bazars d’identités…» Mais elle n'est pas
diffusée, hein. Aujourd’hui, j'ai de la sympathie pour François Hollande. Il
essaie de faire ce qu'il peut comme il peut dans une France où les gens sont
menés par leur intérêt personnel. C'est l'argent qui règne, et moi je voudrais
que ce soit la chanson qui règne car la chanson crée des liens entre les gens.
Oui,
j’aimerais bien. Mais je voudrais qu’elles soient entendues. J’ai un grave
problème, je suis un solitaire. Je l'ai toujours été, même tout petit :
j'avais deux ans en avance à l'école, donc j'étais toujours à l'écart. Je ne
recommande pas la solitude, mais c'est mon truc. Comme depuis 1964 je
m’autoproduis, je suis un indépendant, toutes mes chansons m'appartiennent, les
éditions, la maison de disques. Pourtant, aujourd'hui, il faut faire partie
d'un grand groupe pour que les choses ressortent. Je vais donc devoir me
vendre... Je ne sais pas comment d'ailleurs, car je n'ai pas envie de discuter
pognon. Mais je prépare un grand truc : je vais donner un récital où il
n'y aura ni guitare, ni orchestre, ni rien. A cappella. Et le public chantera
avec moi a cappella. C'est prévu à l'Olympia en janvier 2015. Vous verrez, ça
marchera. Mais ce qui me fatigue aujourd'hui, c’est que, pour que ça marche, il
faut être partout, tout le temps... Et moi je ne veux plus bouger, je veux
voyager autour de ma chambre comme le livre de Xavier de Maistre, «Voyage
autour de ma chambre». Sinon, ça va. J'ai confiance dans mes chansons. J'ai une
œuvre qui tient le coup. Chez Trenet, qui est peut-être notre plus grand
auteur, il y a beaucoup de déchets, parce qu'il a beaucoup trop écrit. Moi, mes
chansons, je les aime toutes. Mes préférées étant
peut-être Il n’y a plus d’après; Demain, je recommence, car c’est la vie
qui recommence toujours. Et puis Où
vais-je ? que j'ai faite pour Anne-Marie après notre rupture. «Et moi, où vais-je, où vais-je, / Dans le
sable ou la neige,/ Dans le temps disparu ?/ Dans la nuit, je m’enfonce./
J’attends une réponse:/ Elle ne viendra plus.»
(Entretien Baptiste Vignol)