Signé Kisling

TOUT M'ÉCHAPPE est son quatrième disque (sorti en Suisse, le CD sera commercialisé en octobre en France). Un trésor de chansons complexes parfois, riches, à l'étonnante pureté. Jérémie Kisling devra-t-il se contenter d'être un nouveau David McNeil, genre de grand méconnu? Né en 1976, il n'a pas encore tout à fait l'âge de Serge Gainsbourg quand il rencontra le succès. Raison d'espérer. Quoi qu'il advienne, le chanteur suisse fait incontestablement partie des cracks de sa génération.



1.Je veux tout avoir (3'06). D'emblée, la voix. En caoutchouc. Sa «signature vocale» comme on dit désormais dans les jurys télévisés pour parler d'un timbre singulier dont on reconnaît immédiatement l'identité. Une chanson inspirée par le sort des gamins englués dans leur écran. «Et plus je joue, je joue, et plus je m'ennuie...» Ça n'est pas ainsi que _J. _K. séduira les 15-25 ans qui pour la plupart écoutent des clones auxquels ils s'identifient. Mais Kisling s'en tape. Il n'a rien d'une imitation.
2.Ce monde avance (3'35). L'authenticité (pour laisser le mot sincérité tranquille, comme disait André Gide... Bon, bien) paraît être l'objectif que s'est fixé le Lausannois. «Pourquoi décrocher la lune? / Elle est très bien là où elle est.» La sagesse du surdoué qui, à trop chanter dans le désert, a finalement admis la vanité de lutter contre les contrefaçons.
3.Je ne suis pas de celles (3'12). Décoction d'un vieux titre de Bénabar, Je suis de celles (2003), qui put faire penser un instant que Bénabar était un auteur prometteur.
4.La vie est ailleurs (2'48). Combien de millions de noyés, visage fondu dans la torpeur, se demandent chaque jour : «Je sens tout au fond de moi / Que la vie est ailleurs»? Une bonne chanson, c'est aussi dire qui nous sommes et où nous allons.
5.Le fil du jour (4'20). Sur son précédent album, ANTIMATIÈRE (2009), Kisling s'offrait un duo avec Emily Loizeau, Nouvel horizon. Ici, c'est Jeanne Cherhal qui l'accompagne. Quand deux voix précieuses s'entremêlent, ça donne de la dentellerie.
6.Le monde passant (3'06). Le chef-d'œuvre qu'un Brassens 2013 aurait pu signer. Est-ce par hasard d'ailleurs que Kisling plante ainsi son décor : «Pas un bruit dans la rue Saint-Georges / Pas un geste, sur mon dos juste / L'air froid des regards qui fuient»? Le troupeau des sans-cœur. L'égoïsme et la peur. La lâcheté... Une peinture au rasoir des villes déshumanisées.
7.This is your home (1'52). Kisling au piano. Des paroles en anglais + une mélodie arc-en-ciel = une pépite sur laquelle dans un monde normal des milliers de gens en concert devraient sortir leur briquet. (A-parte : Alain Bashung, raconte Gérard Manset dans «Visage d'un dieu inca», n'évoquait jamais le mot public quand il parlait de la foule, mais disait les gens. Plus élégant. Moins égoïste.)
8.Le retour du pirate (2'59). Devenu populaire, Brassens refusait de travailler plus de trois mois par an: «Pour ne pas thésauriser. C'est très embêtant d'avoir de l'argent.» Kisling, déguisé en pirate, «ne fait peur à personne, mais [il] thésaurise les bouées.» Si le verbe est dans la phrase le mot essentiel, celui-ci, sauf erreur, même Tonton Georges, expert en tournures savantes, parvint à ne pas l'employer. Chapeau.
9.Un cœur en papier (3'27). «Les poings ne font point de caresse», c'est sûr. Souvenez-vous, Vilnius. «La foudre a frappé / Et le cou d'Aphrodite a plié»... Déesse de l'amour, des plaisirs et de la beauté. «Le temps que mes yeux se redressent / Le temps que ton ombre s'affaisse / [...] Plus rien n'est déjà comme avant.» Glaçant. «La vie m'a donné / Un cœur en papier / Qui brûle à l'orage levé.» Oui, et après? Que Jérémie nous pardonne, mais certaines chansons, quoi que parfaitement écrites, sont sujettes à d'infernales interprétations...
10.Le lierre et les rosiers (1'46). D'autres chansons sont par essence verrouillées, épineuses, difficile d'accès, mais leur poésie demeure où elle s'attache, exhalant un parfum entêtant. Comme le lierre et le rosier.
11.Tout m'échappe (3'23). «Quand une fille traverse ma place de jeux / J'ai des feux de détresse à la place des yeux / J'ai peur que mes charmes ne fondent / Que les heures se changent en secondes / Que tout m'échappe, et ça, ça m'atteint.» Rideau.

Baptiste Vignol