Un pan d'éternité


Combien d'enfants furent-ils conçus entre 1936 et 1945 sous les auspices de sa voix mélodieuse? Elle fut la première en France à créer avec classe des adaptations de succès américains, In the chapel in the moonlight (La chapelle au clair de lune, 1936) de Billy Hill, Begin the beguine (Divine Biguine en 1938) et Over the rainbow (L'arc-en-ciel en 1939) de Cole Porter, Heaven can wait (C'était trop beau, 1939) de Jimmy Van Heusen... Envoûtante et moderne, formidable Marjane. La première crooneuse.
«Je suis myope» répondit-elle au Comité d'Épuration qui lui reprochait en 1945 d'avoir chanté devant des officiers allemands à L'Écrin, le cabaret qu'elle dirigeait rue Joubert, à deux pas de l'Opéra de Paris. Léo Marjane était alors une immense vedette, consacrée par la chanson Je suis seule ce soir (1942) qui exalta le spleen de tant de femmes dont les hommes se morfondaient dans les camps d'outre-Rhin. Arrêtée, jugée, puis finalement acquittée... Mais la carrière brisée.
Le 26 août 2012, Marjane (elle déteste le prénom «Léo» qui lui fut imposé par un producteur et qu'elle supprima après guerre) a fêté son centième anniversaire. «Droite, une canne à la main, [...] d'une voix toujours jeune, elle vous invite à entrer, écrit Jean-Noël Mirande dans Le Point. La baronne [en 1948, Marjane épouse en secondes noces le baron Charles de Ladoucette] a cueilli quelques pivoines pour égayer la table où le café attend d'être servi. La mémoire est vive, bien qu'il faille remonter loin dans le temps.» Si Marjane se tient au courant des chanteuses 2012, elle n'aime que les voix et croit en Nolwenn Leroy. Elle évoque Errol Flynn, Frank Sinatra, Édith Piaf et Gingers Rogers qu'elle cotoya. Lorsqu'on lui parle de l'Occupation, elle répond sans ciller : «J'aimerais bien savoir qui n'a pas chanté? Et ceux qui prétendent ne pas l'avoir fait n'ont pas de mémoire. J'étais connue, célèbre. Je ne pouvais pas empêcher les Allemands d'entrer.» Un parcours foudroyé.
Obligée sous le feu des critiques d'abandonner la scène en 1949, Marjane s'enchante aujourd'hui de voir son œuvre rééditée. «Quand ce n'est plus l'heure, ce n'est plus l'heure, tempère-t-elle. Les cheveux blancs ne vont pas bien aux projecteurs. Le succès, ça ne dure que quelques minutes. Ce qui dure, c'est la carrière.» Les éditions Frémeaux et Associés ont sorti un double album compilant ses enregistrements de 1938 à 1944. Indispensable.

Baptiste Vignol