"Jacques, Georges et le lapin à la moutarde de ma mère..."



Brassens était pétri de pudeur et d’humanisme. Quand ma mère était mourante, je pleurais un jour dans mes nouilles impasse Florimont; sa “gouvernante” Sophie et lui gardaient le silence, gênés. Je sanglote: “tu dois me trouver ridicule de chialer comme une gonzesse”. Il me répond: “Si c’était moi, ça ferait bizarre, mais pas toi…”
Sachant que nous étions amis, Maurice Chevalier, le très respecté pater familias es show bizz, me demande – quelle modestie de la part d’une immense star internationale !- si Georges accepterait que nous nous rencontrions tous les trois. Non seulement ce dernier accepta avec enthousiasme mais, au dessert, il sortit sa guitare et chanta au vieux, plus qu’ému, jusqu’à ses chansons les plus oubliées – y compris de lui-même.
Le lendemain, je dis à Georges : “Quel dommage pour tout le monde que je n’aie pu enregistrer ces moments inoubliables !”
- Eh! cornifle, qu’est-ce qui t’en empêchait ?
- Si je l’avais fait en prévenant, ça rompait le charme; sans prévenir, c’eût été un abus de confiance.
Il n’a rien répondu, mais il m’a tapé très fraternellement sur l’épaule sans commentaire. Il avait apprécié.
Ce même jour, ma mère nous avait préparé un lapin à la moutarde, la recette qu’elle réussissait le mieux.
"Georges se régale, on dirait. Reprenez-en Georges !
- Mais non mais non, mais si mais si…" Il en reprend.
Quelques temps plus tard, à peine je rentre du Japon, il m’appelle:
- Ah! important, me fait-il. Pendant que tu faisais le beau en Extrême Orient (qu’est-ce qu’on peut bien aller foutre si loin…), le père Chevalier m’a invité à Marnes. Ayant noté que je reprenais chez toi du lapin (à la moutarde), c’est ça qu’il a fait servir… Or – dis-le avec ménagement à ta maman que j’aime beaucoup et que je n’ai pas voulu peiner – je DÉTESTE le lapin, particulièrement quand il est à la moutarde !
Voila comment se comportait la star (!) Brassens avec les petites gens!


Brel. Nous nous sommes pas mal cotoyés amicalement dans les cabarets parisiens des années 50 (“Patachou”, “La Villa d’Este”, les “Trois Baudets”). Si on se rencontrait avec plaisir, je n’ai pas fait partie de ses proches – qui le disaient brillant, généreux et tourmenté. Plus tard, nous nous croisions souvent sur les terrains d’aviation et parlions beaucoup plus aéroplanes et voyages que canzonnetta. Au début, il m’apparaissait comme un sage auteur interprète (“l’abbé Brel”…). Comme tout un chacun, j’ai vu, à une certaine période, une fièvre communicative s’emparer de lui. On a dit, et c’est probable, que les bouleversements de sa vie “perso” l’ont transcendé dans son art; François Rauber, son ami et orchestrateur, ajoutait que c’est surtout, artistiquement, le fait d’élargir ses possibilités mélodiques, harmoniques, scéniques, en renonçant à n’être accompagné que de sa guitare, qui lui a fait gagner du temps.
En somme, la différence entre Brel et Brassens, c’est que quand tu discutais avec Brel tu te disais, purée, il est intelligent ce mec. Avec Brassens, tu te disais que, finalement, t’étais pas si con que ça. Or, ils étaient très intelligents l’un comme l’autre. Mais Georges avait cet incroyable humanisme, cette humanité."

Marcel Amont

Brassens évoque le souvenir de Jacques Brel