Complètement Schnock

Véronique Sanson est imprévisible, unique et d’une irrésistible drôlerie. En préparant ce numéro de Schnock, sorti le mercredi 7 juin 2023, nous sommes allés, Laurent Calut (un très proche de la dame) et moi, passer une soirée chez elle, en son royaume, à Triel-sur-Seine, pour évoquer, sans chemin de fer, sa vie, ses amours, ses emmerdes. Inoubliable nuit. Pas forcément dicible. Ce qui l’est est à lire dans le dossier de 87 pages que Schnock lui consacre. Et dans lequel se trouvent, outre notre « entretien », les superbes témoignages de Violaine, sa sœur, de Christopher Stills, son fils, de François Bernheim, avec lequel Violaine et Véronique fondèrent Roche Martin en 1967, de Bernard de Bosson, son producteur chez WEA et ami éternel, de Nicoletta, qui lui permit de s’envoler à New York retrouver Stephen Stills, et de Bernard Swell, figure privilégiée de ses années américaines, avec lequel Véronique a cosigné une dizaine de chansons, dont Rien que de l’eau. Un dossier dans lequel Laurent Calut, par ailleurs, détaille avec brio la « correspondance » secrète en chansons, ce ping-pong hyper émouvant qu’entretinrent, quinze années durant, Véronique et Michel Berger. Mais Laurent revient également sur les véritables circonstances, romanesques, du départ de Véronique Sanson pour les États-Unis, qui ne se limitent pas au trop fameux « je descends chercher des cigarettes ». Un dossier, enfin, où Alister, le rédac-chef de la revue, avec ce style et ce regard qui lui sont propres, établit le Top 20 des chansons de l’artiste (« Un top 10, c’était pas possible, c’est Sanson, les gars! »), mettant par ailleurs en lumière ses fulgurances textuelles et quelques à-côtés. Pour revenir et conclure sur cette nuit passée à Triel-sur Seine, Véronique nous expliqua, au détour de la conversation, alors que Laurent remettait une buche dans l’âtre, qu’elle ne comprenait vraiment pas pourquoi les mecs ne se maquillent pas les yeux. « Se maquiller les cils, ça vous change un homme! » Bien. Quelque peu étonnée du léger scepticisme qui recouvrit nos mines fatiguées – il était 2h40 du matin –, elle nous demanda de la suivre dans sa salle de bain. Et nous refit les yeux. La preuve. Depuis, je choisis moi-même mes crayons. Complètement schnock.

Baptiste Vignol 

 

(avec François Bernheim, Laurent Calut et Véronique Sanson)

 

Au-dessus des nuages

«Déjà tout d'une grande.» Fin mars 2023, les médias s'emballent sur Zaho de Sagazan comme ils ne s’étaient plus emballés, de manière aussi unanime, depuis MULTITUDE de Stromae en mars 2022, avant de remettre ça en mai dernier, avec le nouvel Étienne Daho, TIRER SUR LES ÉTOILES. C’est ainsi. Parfois, la critique s’emballe et converge en meute à l'instar des nuées d’étourneaux, des essaims de criquets ou des bancs de harengs qui s'agrègent aveuglément. Compliqué dès lors ne pas être dubitatif avant de découvrir les chansons d'une jeune femme de 23 ans que l'on a directement comparée à Jacques Brel et Barbara. Et dont l'impressionnante tournée, portée par cet emballement, annonce déjà des Zéniths... Si tout n'y est pas parfait, n'en déplaise à ses fanatiques, LA SYMPHONIE DES ÉCLAIRS est un disque honorable, avec les défauts des premiers albums qui, parfois, les années passant, finissent par contribuer à leur charme. Inspiration ordinaire (Aspiration, Mon inconnu), voire gnangnan (Les garçons), message éculé (Ne te regarde pas), roulements de « r » agaçants parce qu'hélas un peu trop posés, hommage raté à Pierre Bachelet (Tristesse) n'empêchent pas deux chansons, deux très belles chansons de resplendir, flamberge au vent, et c'est jubilatoire. Les Dormantes d'abord, puissamment entêtante. Et La Symphonie des éclairs, dont l'univers rappelle les merveilles d’Angelo Branduardi qu'adaptait Roda-Gil. Enfin, ce serait redondance, après tout ce qui s’est écrit, dit, répété sur la voix de Zaho de Sagazan, de louer encore sa netteté, ses grincements boisés, son ampleur, ses rugissements rauques et ses émouvantes envolées. Précisons simplement qu'il suffit de l’entendre pour vouloir l’écouter. Ce qu'on appelle une voix.

Baptiste Vignol
 
 
 

Accueille-le paysage

 
(Photo Julien Mignot)

Murat est mort. Mort est Murat. Comment l’écrire sans se pincer? Mort, Murat, cané. Parti sans crier gare, tel un voleur de rhubarbe… Nous laissant inconsolables, comme si nous, qui l'avons tant aimé, avions perdu un ami. Tant aimé le suivre depuis trente-cinq ans. D’albums en albums. Dont deux ou trois figurent indéniablement parmi les cent plus beaux disques de la chanson française*. Cette chanson française qu’il méprisait (peu d’artistes trouvèrent grâce à ses yeux, Véronique Sanson, Manset, Anne Sylvestre, Bashung, Camille), qu’il détestait aussi fort que nous adorions nous glisser dans l’encolure de ses chansons comme dans des manteaux de pluie que sa voix, sensuelle, voluptueuse et racée (la plus belle, et de loin, des crooners du cru), tropicalisait en averses caressantes, ombrageuses ou traversières. Tant aimé qu’on montait, comme des chenapans, l’espionner, chez lui, à Douharesse, au-dessus d'Orcival. Nous nous garions à l’entrée du hameau et prenions à pied, l’air de rien, le chemin creux qui, en contrebas, longe sa ferme. Alors, parfois, nous l’apercevions! L’été, allongé sur un transat, une guitare à portée de main, contemplatif, face aux roches Tuillère et Sanadoire. Ou bien l’automne revenu, vêtu d'un bleu de travail, en train de bêcher son lopin de terre. Tant aimé sa franchise et son intégrité, tant aimé son intelligence, son humour aussi, sa culture encyclopédique et son goût pour la joute oratoire, la castagne, à mots nus. Pourtant, au sein de son foyer, sous son toit d’ardoises, il était, dit-on, un personnage exquis. Jeanne Cherhal s’y rendit quelques jours au milieu des années 2010, pour un projet d’album qui, hélas, la faute à des embrouilles de labels, ne put se concrétiser. Il en reste quelques ébauches de maquettes. Et ce constat, délivré par texto après que son hôte l’avait déposée à la gare de Clermont-Ferrand : « Je n’avais jamais rencontré un tel gentleman. » L’élégance faite homme. Nous l’avons tant aimé, oui. Comment le dire autrement? Et nous avons aimé faire partie du dernier carré, orgueilleux et sûrs d’avoir raison contre les autres, la masse des endormis. Tant aimé son regard de loup, sa gueule de « gitan aux yeux bleus » (bien vu Olivier Nuc, Le Figaro du 26 mai). Tant aimé l'adorer, parce qu’il était intimidant, et que c’est souvent la marque des très grands. Ceux qui savent savent que Murat était un géant. Nous l’écouterons encore mille ans puisqu'il laisse une œuvre colossale de vingt-cinq albums studio dont même les plus pointus de ses aficionados n’ont pas encore décelé toutes les profondeurs poétiques. En septembre 2018, à l'occasion de la sortie du superbe IL FRANCESE (qui contient Je me souviens, ce chef-d'œuvre), une journaliste lui demanda si l’on pouvait le classer parmi les poètes: « Non, j’ai beaucoup de mal avec ça. La poésie, c’est niet. J’écris des paroles de chansons. Faut pas exagérer non plus! » Les seuls poètes, les vrais, sont ceux qui réfutent cette appellation. Par élégance d'abord. Et modestie ensuite. Comme Trenet, Brassens, Gainsbourg et Barbara avant lui. Une question demeure néanmoins: qui, désormais, emmènera Cathy regarder le taureau bander?

Baptiste Vignol

* À choisir parmi LE MANTEAU DE PLUIE, VÉNUS, DOLORES, MUSTANGO et LILITH.
 
 

Une carrière au long cours


TIRER LA NUIT SUR LES ÉTOILES, donc. Qu’en penser, passés les alléluias, les gros titres des journaux et les emballements médiatiques dont jouit systématiquement Étienne Daho quand il revient, tous les quatre ou cinq ans, avec un nouvel album? Giclant toujours des mêmes plumes enamourées, jamais lasses de se répéter, cette gerbe d'éloges qui accompagne en fanfare chaque comeback du «Pape de la pop française», résonne comme un râle extatique: «Un artiste en état de grâce», «Quarante ans de carrière au sommet», «L'éternel dandy amoureux», «Un best of à lui tout seul», «Il n’a jamais aussi bien chanté»... Ok, ok. Voyons ça de plus près. En commençant par la voix. Puisqu’un chanteur populaire, c’est d’abord, et avant tout une voix. Une voix qui, pour marquer l'oreille du public, doit se singulariser des autres. Certes, depuis belle lurette, la diction du «Rennais» s’est clarifiée, a pris du corps, du muscle, mais elle a perdu, avec l'âge, l'irrésistible fraîcheur de son voile originel, son ardeur triomphante, ce velouté, ce sex-appeal qui, jadis, faisait tomber la France. Car entre LA NOTTE, LA NOTTE (1984) et CORPS ET ARMES (2000), «Étienne» (comme l'appelle Match, par son prénom), en alignant avec nonchalance, dans un déhanchement britannique dont raffolaient ses fans, des succès d’une rare tenue, fit partie des aventuriers, des explorateurs, qui, sentant l'époque, donnaient le la. Celles et ceux qui l'ont vu au Zénith de Paris en janvier 1989, à l'Olympia en décembre 1992 et, dans le même écrin, huit ans plus tard, en novembre 2000, en sont restés baba. N'importe, voilà deux décennies que cette figure de proue du grand chic parisien n'a pas signé de tube, un vrai, et ça n’est pas dans cet album que les programmateurs radio en trouveront un. La faute à des mélodies pâlichonnes qui manquent d’ampleur et de style, et qu’une avalanche de chœurs ne parvient pas à sublimer. Dommage car deux textes au moins, inspirés, nets et sensuels, auraient mérité d'être mieux vêtus: 30 décembre (même si le chanteur, dans une interprétation trop appliquée, l'alourdit d’embarrassantes syllabes en «e» : «…nous griffe comme une fourcheuhhh», «…comme une soucheuhhh») et l'émouvant Roman inachevé: «Où sont tous nos je t'aime, où sont-ils les serments? / Le vent me les ramène en rafale et souvent, / Je pense à nos poèmes, je pense à notre banc, / Aux champs de cyclamens qui tremblent dans le vent...» Rien que pour ces quatre vers, merci. Finalement, sur le transatlantique que pourrait incarner le vaste répertoire d’Étienne Daho (quinze LP studio tout de même), et dont la douzaine de chefs-d’œuvre* laisse un impressionnant sillage, ces onze nouvelles chansons ressemblent moins à des cartouches qu'à des fanions qui, tendus entre les deux grandes cheminées du bâtiment, battraient gentiment au vent.

Baptiste Vignol

* Week-end à Rome (1984), Tombé pour la France (1985), Épaule tattoo (1986), Paris, le Flore (1986), Duel au soleil (1986), Bleu comme toi (1988), Des Heures indoues (1988), Des attractions désastre (1991), Saudade (1991), Quand tu m’appelles Éden (1996), Le premier jour du reste de ta vie (1998), Ouverture (2000), La Baie (2000).

 

"Y en a pour qui c'est pas grave..."

 

Depuis le 11 novembre 2021, Lynda Lemay s’est mis en tête de sortir onze albums de onze chansons inédites en 1111 jours (autrement dit en trois ans). Un projet farfelu auquel elle a donné pour nom générique «La vie est un conte de fous». Une idée folle, gargantuesque, intenable, qu’elle relève haut la main, avec un souffle étonnant. Le monde, Quand j’te vois, La gardienne, La grande question, Je t’oublie, Ta robe figurent parmi les perles qu’abritent les cinq premiers recueils*, qu’elle recrée sur scène, selon ses envies du soir, puisque Lynda Lemay accomplit en parallèle de ce périple marathonien une longue tournée française, belge, suisse et québécoise, qu’elle pare d'escales à l’Olympia – la prochaine est programmée en décembre 2023. Le sixième opus (sur onze) vient de paraître, il s’intitule IL N’Y A QU’UN PAS. Il comporte son lot de perles adamantines, taillées avec un style propre à la Québécoise, inimitable, ciselé, dont l’inspiration survole toutes les thématiques, sans éviter les plus périlleuses, avec la grâce de l’albatros fendant l’air des quarantièmes rugissants. Notons Les Fourmis s’en vont sur le sort que nos sociétés laissent aux « anciens », Le bijou sur l’excision (intense moment de son tour de chant), Parle-moi sur les violences conjugales… Pourtant, c’est une chanson simplissime, La Mangue, interprétée à la guitare acoustique, qui nous prend à la gorge par son évidente poésie, sa glaciale actualité. Qui d’autre que Lynda Lemay pour chanter aujourd’hui avec autant de sensibilité (sans une once de sensiblerie) la cherté de la vie qui oblige tant de parents à d’insupportables sacrifices sur l’alimentation de leurs enfants? Qui d’autre qu'elle pour déplorer avec une émouvante humanité la misère qui ronge nos pays? «Pour faire le plein d'ma bagnole / Faut que j'coupe sur les biscuits / Même la crème glacée molle / C'est rendu qu'c'est hors de prix»... En somme, quelle chanteuse, quel chanteur en France aurait pu écrire La Mangue, avec cette netteté, cette sobriété, ce réalisme-là? Renaud. Celui de Son bleu. Renaud, oui, et pis c’est tout.

Baptiste Vignol

* IL ÉTAIT ONZE FOIS, HAUTE MÈRE, À LA CROISÉE DES HUMAINS, DES MILLIERS DE PLUMES, DE LA ROSÉE DANS LES YEUX
 
 

100% intimiste

L'idée géniale de Nicolas Maury d’avoir demandé à l’hyper talentueux Olivier Marguerit (À TERRE !, sorti en 2019, était une merveille pop) d’écrire (il est l'auteur de trois textes captivants, Prémices, Tout et Paris), de composer et d'arranger l’intégralité des quatorze titres de son premier album. LA PORCELAINE DE LIMOGES est un disque somptueux, d’audace, de poésie moderne, de liberté, de profondeur et d'élégance. Certaines chansons rappellent l'insolente beauté des premiers Daho (période Arnold Turboust), suaves, érotiques, doux et dansants. D’autres percent des fenêtres sur des paysages inconnus de la chanson française, que la plume cinématographique de la réalisatrice Shanti Masud détaille d'un œil neuf, comme le fit à sa façon, littéraire, Philippe Djian quand il devint le binôme de Stephan Eicher. Le chanteur, Nicolas Maury, parfait dans son rôle d'interprète (on retrouve bien sûr la justesse du comédien, l'art d'exprimer les choses), signant également les paroles de trois bijoux (Porcelaine de Limoges, À ma fenêtre le matin, Vers les falaises) beaux et limpides comme des larmes. Quand ils sont modelés avec tant de finesse, les sentiments intimes font des chansons imparables. Jamais lourdes, mais légères. Et lumineuses.

Baptiste Vignol 

 

 

Chanteuse explicite


Elle s’appelle Marie-Flore. Son deuxième album, JE SAIS PAS SI ÇA VA, est sorti en juin 2022. Sur la route depuis le mois de septembre, elle chantera à l’Olympia le 6 avril 2023. Aux côtés d'Angèle et de Clara Luciani, elle incarne aujourd'hui la pop francophone. Cette auteure-compositrice-interprète, avec des mots tout neufs sur des musiques tenaces, s’empare des «peines heureuses et des joies tristes». Pas de scies contre le réchauffement climatique, pas de titres militants ni de refrains «engagés» contre la nocivité des écrans… Son credo, c’est l’amour. L'amour-passion. Qu’elle décline sur tous les fronts, sans jamais tourner en rond. Chansons crève-cœur, lasses d’être en vain. Chansons bilan, brodées d’or fin. De sa voix chaude, ample et voilée, Marie-Flore passe en revue les affres d’une femme amoureuse, capitaine et captive, sur un mode hyper-réaliste, sans images à la mords-moi le nœud. Ses mots-néons, ses trouvailles («Sais-tu ce qu’est l’absence? C’est une présence sans qu’on y pense…»), son flair, ses clairvoyances («Je connais ce sourire, c’est celui qui prépare au pire...») divinisent aussi le plaisir des sens: «On s’envoie en l’air, façon Canadair / Et je tente d’éteindre le feu…» (Mieux en mieux). Planant au pic des envolées fusionnelles, cette romance explicite égale les aphrodisiaques du genre, Je t’aime... Moi non plus (SG&JB), Que je t’aime (JH), Les voyages immobiles (ED), Sentiment nouveau (J.-L.M), Soixante-neuf (JC)... Pour tout dire, les chansons de Marie-Flore sont si bien balancées qu'elles s’accrochent à nos pensées. Elles mêlent l’attente, le désir, le don de soi dans un concentré de chagrin. C’est le secret de leur beauté. Sur scène, l'artiste captive les regards. Portée par l’énergie de ses compositions, elle chante et danse avec aisance, désinvolture (pas de chorégraphie tapageuse ici), donnant l’air de repousser les tourments qui l’assaillent. L'identité de cette musicienne est tellement singulière qu'il est presque impossible de la situer dans une filiation. C'est un modèle unique.

Baptiste Vignol