C'était la dolce vita


Et dans ce tourbillon fragile, un prince est mort. Un rajah longtemps incompris. Un aventurier. Mélancolique aux gants blancs, portant veste de soie rose et gilet de satin, botté de rouge. Question de style. Il faudrait pour rigoler exhumer les vieux articles sur Christophe quand la critique bavait sur Succès fou (réflexion triste d’un ancien « chanteur à minettes » dont la carrière est au point mort), qu’elle raillait Ne raccroche pas (cette supplique de larmes amères – puisque les téléphones pleurent) et qu'il n’était alors qu’un vague souvenir des années post yéyé ne valant guère mieux qu’un Dave ou qu’un Gérard Lenorman. Ce mépris nous attristait. Surtout, il nous échappait, nous qui n’adorions pas Gérard Manset. Alors, au Lycée Rodin, près du métro aérien, ou bien sous la verrière eiffelienne du Lycée Carnot, plaine Monceau, nous nous refilions en loucedé les cassettes du BEAU BIZARRE et des PARADIS PERDUS… Sous le manteau car écouter Christophe en 1986, c’était aussi ringard qu’aimer Gilbert Bécaud. Dix ans plus tard, miracle, quelques lignes de Bayon parues dans Libération à l’occasion de la sortie de BEVILACQUA (peut-être l’album le plus fascinant de sa discographie, avec ce prodigieux auto-portrait dans lequel nous nous glissions en rêves, Le tourne-cœur) réhabilitèrent le chanteur à la crinière de lionceau. Le disque n’eut aucun écho. Le grand public avait oublié Christophe. Il fallait s'y résoudre. Par la suite, je l’ai croisé trois secondes. Et ce fut la dolce vita. Trois secondes dans une vie. Je trainais beaucoup dans les couloirs d’Universal, au Panthéon, où travaillait un ami cher, l’éditeur Laurent Balandras. Une fin d’après-midi, il faisait déjà nuit, c’était donc l’hiver, Christophe entra dans son bureau. J’aperçus un dieu. Il avait rendez-vous avec le directeur artistique Jacques Sanjuan, qu’assistait Balandras. Pour le faire patienter, Laurent lui demanda s’il désirait boire quelque chose. «Un Coca, s’il vous plaît. Mais tiède, le Coca. Tiède.» Le tout dit très vite, en murmurant. Moment de gêne: réchauffer une canette de Coca glacé n’est pas chose commune… C’était en 2000, quelques mois avant la sortie de COMM’ SI LA TERRE PENCHAIT, ce grand palais de marbre rose dont le titre, qui tombait juste en ces temps de variétés mornes, s'inspirait d'une phrase de Marguerite Duras dans L’Amant parlant de l’écoulement des eaux du Mekong: «Dans la platitude à perte de vue, ces fleuves, ils vont vite, ils versent comme si la terre penchait.» Deux ans plus tard, à l’Olympia, l'esthète donnerait quelques shows d’anthologie. Ceux qui étaient boulevard des Capucines ces soirs-là de mars 2002 s'y trouvent encore. La France redécouvrait le plus «classieux» de ses dandys. Car Christophe, c’était Saint Laurent. Si ses deux derniers disques de reprises en duos ne valent pas tripette, il laisse une œuvre solaire, éblouissante, en suspension, qu’aucun virus ne ternira.

Baptiste Vignol