C'était Jo


Un an après sa mort, le 23 mai 2013, Sophie Delassein publie «La vie avec Moustaki» (Éditions du Moment). La vie «intime», soyons précis, pour dire la «magie d'être ensemble, l'influence du rapprochement des cœurs qui s'aiment, dans les quatre pas d'un salon» (Barbey d'Aurevilly, Une vieille maîtresse). Sophie finissait d'étudier l'histoire de l'art quand elle le rencontra, beau quinquagénaire, à la fin des années 80, par hasard, à Deauville, où elle était partie faire la fête. «Nous avons trente-quatre ans d'écart. Et alors? Et alors ça me dérange, me glace, m'effraye, c'est trop, c'est énorme, cet abysse rend à mes yeux compliquée l'impensable aventure sentimentale qui se profile.» Sophie dit tout, avec tact, de ce que fut leur relation, 26, rue de Saint-Louis-en-l'Île, décrivant sans l'enjoliver l'existence d'un poète qui, s'il est constamment invité à l'étranger en tant que «légende de la chanson française», se trouve chez lui quelque peu oublié. Ce dédain-là, des grands médias, n'est pas facile à supporter, même quand on est un vagabond qui vit d'amours et d'amitié. Bien entendu l'ombre des déesses tutélaires, Édith Piaf et Barbara, au fil des pages se précise, tout comme naît l'envie de (re)découvrir les deux premiers 33 tours (L'AMOUR AVEC LUI, 1969 ; LE PAYS DE TON CORPS,1971) enregistrés par la mystérieuse et libre Catherine Le Forestier dont «Jo» s'était épris. 


Honnête, franche et respectueuse, sans jamais se mettre en avant, Sophie Delassein n'oublie rien. Si ! En évoquant l'une de ses dernières chansons où, pour saluer l'âge d'or des cabarets, Moustaki nomme ses compagnons d'estrade, elle écrit : «Sur le mode de l'énumération, on y voit défiler les copains d'autrefois, tous guitaristes, Salvador, Ferrat, Béart, Favreau, Le Forestier, Brel, Ibanez, Leclerc, Lemarque…», omettant de citer Ricet Barrier. Mais l'on oublie toujours Ricet Barrier… Cet album, LE SOLITAIRE (2008), je l'avais acheté pour l'offrir à Ricet que j'aimais aller voir dans sa maison de Montaligère, juste en face du Puy-de-Dôme: «Tiens, écoute "Le temps de nos guitares".» Le sourire de Ricet, ses yeux qui s'embuèrent quand il entendit ce quatrain: «Au joli temps de nos guitares/ Aufray chantait "Santiano",/ Ricet "La Servante du château"/ C'était Perret, Sylvestre, Yvart…», en dirent long sur la ferveur de ces années-là. «La Moustake...» avait soufflé Ricet, «un sacré bonhomme!». Dont Sophie Delassein précise qu'il était «hypermnésique». Jusque dans ses couplets.

Baptiste Vignol