Pourquoi LA LANGUE comme titre d’album?
Sing Sing - Ce mot “langue” désigne à la fois le langage et l’organe qui le permet. C’est une forme d’abstraction et en même temps c’est de la viande. C’est l’endroit de la parole, du baiser, du plaisir sensuel. C’est à la fois très noble et un peu dégueulasse. Ici, la langue fourche partout. Lapsus, mensonges (fiction), contresens et volupté. C’est un titre comme un autre. Parfois les choses s’imposent d’elle-mêmes, évidentes, inexplicables. On peut à la rigueur commenter un choix, plus difficilement le justifier.
Vos chansons, rouillées dira-t-on pour faire une allusion facile, peuvent avoir, en grattant, plusieurs lectures. La Rouille, qui ouvre le disque, pourrait être un morceau sur l’usure du couple, quand on n’a plus que les cigarettes à partager…
- Ou bien, au contraire cette chanson pourrait évoquer la première rencontre, la première montée de fièvre désirante, traqueuse. La fameuse cigarette étant peut-être un premier lien entre les protagonistes. “Tombons” dit la chanson. Ce peut-être tomber amoureux.
Justement, pourquoi cette bûche à Noël ? (“Nous sommes un éboulis de pierres/ Tombons / Avais-tu vu venir Noël ?”)
- Noël, je n’en sais rien. Un miracle inattendu ? Ou au contraire la prise de conscience que le temps a passé plus vite que prévu? Si les chansons de Arlt doivent absolument témoigner de quoi que ce soit (ce qui reste à démontrer), c’est sans doute du caractère réversible d’à peu près tout.
Quel coup de tonnerre vous a inspiré Après quoi nous avons ri?
- Rien d’autre que cette idée de chute d’oiseaux, surgie au cours d’une conversation ou d’une rêvasserie quelconque, je ne me rappelle plus exactement. Nous avons imaginé cette scène. Elle nous a fait rire. Puis à bien y réfléchir, elle nous a fait peur. C’est l’inverse qui se passe dans la chanson où le rire vient après. Notez que cette histoire s’est vraiment déroulée en décembre dernier, aux États-Unis, soit à peu près trois ans après l’écriture du morceau.
La Honte fait partie de ces chansons qu’on pourrait dire d’inspiration “moyen-âgeuse”, parce qu’elles dépeignent un climat, un décor aux antipodes de notre époque, tandis que la suivante, Château-d’eau (la première du répertoire consacrée à cet outil ?), met en scène un monument très contemporain. Comment situer Arlt sur l’échiquier de la chanson?
- On nous a fait remarquer récemment que le terme “moyen-âgeux” était plutôt péjoratif, qu’il désignait quelque chose de scandaleusement arriéré (un système politique moyen-ageux, par exemple). Qu’il fallait dire médiéval si l’on voulait se référer à la culture du Moyen-Age.
Selon Alain Rey (Dictionnaire culturel de la langue française), “moyenâgeux”, en un mot, signifie: “qui a les caractères, le pittoresque du moyen âge; qui évoque le moyen âge.” Et c’est ce que je voulais dire… Tandis que “médiéval”, toujours selon Rey, n’évoque que ce qui “est relatif au moyen âge”.
- Je ne crois pas, de toute façon, que La Honte soit d’inspiration particulièrement médiévale. J’imagine que c’est l’utilisation de termes comme “peste” et “choléra” qui vous fait penser ça, mais c’était pour nous plus une façon de manipuler , peut-être pour les revitaliser, des vocables ou des expressions un peu désuètes que de désigner une époque ou un climat bien définis. Mais ce que vous dites est intéressant et il est vrai que nous aimons bien superposer des éléments hétéroclites au sein d’une même chanson, qu’il s’agisse du vocabulaire en soi ou des images qu’il suggère presque malgré lui. Idem pour ce qui est de la musique où des harmonies incongrues ou des passages intrumentaux insolites vont venir perturber légèrement l’ensemble et organiser à la diable un espace où faire cohabiter les contraires. Les données géographiques ou temporelles sont un peu brouillées, espérons que cela crée quelque chose comme des oscillations un peu louches et par là-même des émotions un peu neuves. On aime bien dans nos promenades s’attarder sur une grosse grue d’un jaune violent dressant le cou devant les ruines d’une très vieille vieille maison, par exemple... L’échiquier de la chanson, si une telle chose existe ne nous concerne que très peu. Ça n’est pas à nous en tout cas de nous situer dessus.
Plus proche de Dick Annegarn que de Vincent Delerm ou Arnaud Fleurent-Didier en tout cas, pas loin de Bertrand Belin, dans le voisinage climatique (la chanson Je voudrais être mariée y fait forcément songer) du Guy Béart 66, quand il enregistrait le magnifique et parfaitement produit LES TRÈS VIEILLES CHANSON DE FRANCE. Êtes-vous allés voir des concerts récemment ?
- Je voudrais être mariée est une chanson traditionnelle. Eloïse la chante depuis longtemps maintenant. Je l’ai seulement réarrangée en réduisant l’essentiel de la grille à ce mi mineur obsédant. Je ne connais pas du tout les disques de Guy Béart mais assez bien ceux d’Annegarn en revanche, dont la plupart sont des trésors d’érudition oblique, d’humour patraque et de liberté. Et Bertrand Belin est un grand ami depuis plus de dix ans, nous avons pas mal joué ensemble et plus encore passé nos nuits à boire et à délirer méchamment le monde, élaborant théories de traviole et remettant sans cesse la question du langage sur l’établi (j’allais dire “le billot”). Son HYPERNUIT est un disque important. Récemment nous avons vu des concerts, oui. Annegarn et Belin, justement mais aussi Holden et Midget (deux projets de Mocke qui a corréalisé LA LANGUE et joue de la guitare avec nous), le fantastique guitariste lisboète Norberto Lobo, la saxophoniste et chanteuse Matana Roberts, dont l’œuvre protéiforme croise blues hurlés, comptines abstraites, musique aléatoire, The Art Ensemble of Chicago, Albert Ayler et Sun Ra. Nous avons vu La Squadra Zeus, qui reprend des vieilles tarentelles, chansons rurales et musiques à danser de Sardaigne, de Sicile ou des Pouilles avec une brutalité presque punk et une poésie infinie. Nous avons vu le trio bruxellois Hoquets, hilarant et fou, Stranded Horse (l’excellent Yann Tambour qui joue de longues ballades aveuglantes sur deux mini koras de sa confection). Eloïse a vu Arrington de Dionyso dont les concerts semblent à la fois de grands moments de rock n’roll free et des séances d’exorcisme ahurissantes. J’en oublie certainement.
“Vous êtes en ciel en cloque vous êtes un orage à venir peut-être un cheval dans mes nerfs mais chut rendez-vous sur la butte” (Les Dents). En une phrase, s’entrechoquent plusieurs mots clefs évoquant quelques grandes chansons françaises (En cloque, L’Orage, Le Cheval, J’ai rendez-vous avec vous, La Complainte de la Butte…). Qu(i)’écoutiez-vous lorsque vous étiez enfants ?
- Pourquoi enfants ?... J’ai une culture de la chanson française (expression dont je n’ai jamais vraiment saisi le sens et qui me parait un peu désagréable, réductrice, identitaire, là où la musique devrait au contraire tendre à toujours s’affranchir un peu plus de ses territoires délimités) assez réduite. Il ne me semble pas faire référence à des chansons du patrimoine autrement que par accident. Les chansons poussent un peu toutes seules, comme des herbes folles, notre boulot consiste à les accompagner, les organiser un tant soit peu. Quand elles surgissent, à force de musique, d’improvisation, de braconnage, nous n’en savons pas beaucoup plus sur elles que vous qui les écoutez. Je vous assure que c’est vrai même si ça peut vous paraitre douteux. Enfants nous n’écoutions pas beaucoup de musique. Il y en avait peu chez nous. Eloïse chante depuis toujours, quotidiennement. Comme les gens chantent sans en faire nécessairement leur métier, pour se divertir, conjurer les peurs, se tenir compagnie, célébrer les instants quotidiens, pour jouer à moduler sa voix dans des températures non naturelles et se découvrir dans cet acte un peu magique et mystérieux. Moi, j’ai commencé à jouer de la guitare à écrire des bouts de phrases et à "composer" avant d’écouter vraiment de la musique. Il y avait ce bout de bois (une guitare, donc) qui trainait, qui m’attirait, j’ai posé les doigts dessus comme on se jette dans un escalier. Voilà ce qui m’est venu à la longue, ces espèces de corps bizarrement chantournés faits de suites d’accords irréguliers et de phrases obsessionnelles. Jamais été complètement sûr que ce soient des chansons à proprement parler. Depuis, nous avons écouté des tas de trucs, évidemment, de la musique ancienne, du rock ‘n’ roll, du vieux blues, du vieux jazz, des enregistrements de musique ethnique des années 20 ou 30, de la pop. Et pas mal lu, bu, mangé, voyagé, aimé, chopé des maladies, soigné des déprimes, cultivé des joies, tout ça qui nourrit autant les choses qu’on fabrique qu’une discothèque.
“Lu, bu, mangé, voyagé, aimé…” Le salvadordaliesque Lettre morte (“ben dis donc ça alors tu n’as pas d’os ou je rêve”) pousse à s’interroger sur vos goûts picturaux, plastiques, voire photographiques quand on voit la pochette du disque où Éloïse pose avec un appareil qui semble être un Lomo ou Voïgtlander, dans une rue d’Auckland en Nouvelle-Zélande, non?... Quartier Ponsonby?
- La pochette de l’album est un autoportrait. C’est notre reflet dans une vitrine en banlieue de New-York. Toutes les images du disques sont des photos prises par Eloïse avec un Holga. On a d’ailleurs dans l’idée de faire un petit bouquin ensemble. On verra si on y parvient. En peinture, nos goûts sont assez communs : Bosch, Bruegel, Ensor, Redon, j’en passe. Nous aimons beaucoup les retables médiévaux, les enluminures, les marges illustrées des manuscrits anciens. Les primitifs italiens. Gaston Chaissac et l’Art Brut aussi.
Quid de Roberto Arlt ?
- C’est d’abord son nom qui nous a plu, mystérieux, à la limite de l’imprononçable, hérissé de consonnes érectiles et barbares. C’est un écrivain dont les bouquins ont longtemps été impossibles à dénicher en France mais son patronyme revenait souvent sous la plume d’auteurs comme Julio Cortazar, Roberto Bolano, Alan Pauls, Cesar Aira. On en parlait comme d’un écrivain un peu hérétique, problématique, grammairien maladroit, styliste hirsute. Il n’en fallait pas plus pour nous intriguer. Je ne sais pas trop. On aimait bien dire “Arlt”. C’était presque hallucinogène pour nous de répéter ce nom comme un mantra bizarre, un code secret, je ne sais pas. Ce n’est pourtant paradoxalement pas notre écrivain de chevet. Il y a aussi une firme d’informatique allemande qui porte ce nom.
Comment fait-on en 2010, quand on écrit des chansons, des litanies comme Revoir la mer par exemple, pour sortir un disque ? Le tour des majors ? On sollicite un rendez-vous auprès de Valery Zeitoun ?
- On n’a pas fait le tour des majors, non. On a enregistré le disque à la maison et on l’a d’abord sorti en autoproduction. Il n’était alors disponible que par correspondance et aux concerts. Quelques journalistes s’y sont intéressés et on eu l’amabilité d’en rendre compte. Le label Almost Musique nous a contacté et proposé de le prendre en licence, voilà. Des litanies comme Revoir la Mer barrent peut-être l’accès à certaines radios adeptes du formatage (et sans doutes aux gros labels, oui, que l’époque a rendu frileux) mais n’empêchent en rien de faire des disques. Il sort tous les jours des albums bien plus expérimentaux que celui-ci, avec ou sans maison de disques.
Vos crédits sont rédigés en anglais, façon Murat période LE LIEN DÉFAIT. Esthétisme, clin d’œil – ce qui revient à la même chose - ou ambition d’envahir le marché anglo-saxon?
- Aucune ambition d’envahir quelque marché que ce soit mais l’anglais se lit partout, je ne vous l’apprend pas et nous tournons pas mal à l’étranger, États-Unis mais aussi Irlande, Norvège, Portugal, Espagne… C’était simplement plus pratique. Le disque est paru au Japon aussi.
Le voyage se poursuit puisque vous serez à l'affiche des deux soirées "Nouvelle voie de la chanson française" (avec Bertrand Belin, JP Nataf, Alexandre Varlet, Greg Gils, Robi & Wladimir Anselme) programmées sur l'île de La Réunion par Chloé Robineau au Théâtre en plein air de Saint-Gilles-les-Bains les 20 & 21 mai prochains. Le plus bel endroit sur Terre où donner un concert selon le ménestrel Francis Cabrel.
- Nous allons découvrir la Réunion pour la première fois. Nous n’en connaissons que ce qu’on nous en a dit, ou ce que nous en avons vu sur des images. C’est assez pour rêver mais pas suffisant pour se faire une idée à priori. Personnellement j’aime arriver vierge d’a-priori sur les territoires que je ne connais pas. Daniel Waro m’intéresse beaucoup par exemple. J’ai encore lu récemment un passionnant entretien qu’il a donné à Richard Robert (et qu’on peut relire sur le beau webmagazine de ce dernier “L’Oreille Absolue”). Je ne connais malheureusement que très superficiellement son œuvre. Je compte bien réparer ça !... Pour en revenir à ce festival courageusement monté par Chloé, nous nous réjouissons de venir avec tous ces merveilleux copains. Ils sont rares et talentueux.
(entretien Baptiste Vignol)
(Photos Éloïse Decazes & Blaise Harrison)