C’est début 2010 que Bertrand Louis tirait son quatrième missile. La guitare élégante, le timbre particulier, net et précis, le parisien s’affirme comme l’un des auteurs-compositeurs les plus doués du championnat. Il répond ici aux quelques questions naïves nées pendant l’écoute d’un album aussi noir que le cul d’une poêle.
LE CENTRE COMMERCIAL (OU L’HISTOIRE D’UN MEURTRIER) est ce qu’on appelle un concept-album, dénomination souvent dénuée de sens, mais qui s’impose dans l’avant-dernier morceau du CD: “Et c’est là, je ne sais pas ce qui m’a pris/ Dans le centre commercial/ Ou enfin, plutôt si/ J’ai sorti un fusil/ Dans le centre commercial/ C’était comme au ralenti” (Le centre commercial)… Comment présenteriez-vous le héros de cet album très cinématographique?
Bertrand Louis - C’est vrai que je n’aime pas trop ce terme de concept-album, mais bon il faut bien se ranger quelque part. Je me suis rendu compte en écrivant les chansons qu’elles suivaient toutes le même but, celui d’un type qui déraille. Ce qui m’a surtout motivé, c’était de faire quelque chose d’unitaire, au niveau des sons utilisés, de la manière d’écrire et aussi de traiter des thèmes qui évoluent au cours du disque. Je n’ai pas vraiment pensé cinéma. Le héros, l’anti-héros plutôt, est quelqu’un de (trop) sensible qui se prend en pleine gueule les travers de notre époque et qui les rend coup pour coup. De victime il devient bourreau.
Plusieurs thématiques viennent soutenir l’histoire de votre meurtrier. À commencer par la solitude, l’ennui, le manque d’amour, qui hantent le morceau d’ouverture, plutôt caustique, Les yeux secs. Trouveriez-vous insultant qu’en écoutant votre disque, en feuilletant le livret, en découvrant ses photos sur-urbaines, l’on songe très vite aux Villes de solitude d’un certain Michel Sardou (#7 en avril 1974)?
- Putain, Sardou carrément ! Je ne sais pas, je ne connais pas ce disque…
Sardou y disait : « Dans les villes de grande solitude/ […] J'ai envie de violer des femmes/ De les forcer à m'admirer/ Envie de boire toutes leurs larmes/ Et de disparaître en fumée ». Et ça avait fait un tube…
- C’est pas mal en fait ! C’est vrai qu’avec la banalisation du porno et la provocation du désir, on a de moins en moins envie de se taper les intermédiaires (le resto, pas le premier soir…, etc). Sinon le thème de la solitude moderne a été déjà traité mais je ne pense pas que ça soit un thème dominant de mon album. Le point de départ est plutôt l’impossibilité d’aimer ou plus généralement d’éprouver un sentiment, et non le manque. Les yeux secs c’est quelqu’un qui ne pleure pas - ou plus, qui est froid et ça le rend fou, il veut ressentir quelque chose à tout prix, quitte à ce que ce soit de la souffrance, c’est une sorte de masochisme. Between grief and nothing, I will take grief. Finalement, quand on se sent exclu, on ne peut qu’aller vers la tristesse… ou la colère.
“Mes yeux sont d’un bleu/ Very irresistible/ Plus profond qu’une carte bleue/ C’est terrible:/ Je ne suis pas jolie/ Je suis pire” (La Putain publicitaire) Après le thème de l’infinie solitude, vous fustigez dans la deuxième chanson du CD la société de consommation. Sous couvert de rock-électro, et mélodieux, LE CENTRE COMMERCIAL est-il un disque engagé ?
- Pour cette chanson là, je voulais mettre en valeur la provocation continue qu’exerce la beauté sur les affiches publicitaires. Parfois je reste pétrifié devant le visage d’une femme, cela me rappelle les statues de la Grèce antique au milieu de toute cette merde, c’est terrible ! Engagé, engagé… J’ai du mal avec ce terme je ne sais pas pourquoi, à la limite je préfère subversif. Je pense que le personnage du disque (c’est-à-dire moi en somme) vit dans une société de consommation et qu’il en subit naïvement les conséquences. Je trouve que le truc le plus symptomatique de nos sociétés, c’est que tout est récupéré et notamment la chanson dite engagée. C’est un peu comme les manifs : il faut demander une autorisation, déclarer son itinéraire, les casseurs assurent le spectacle… c’est débile ! Personnellement je préfère les émeutes.
D’où ce message récent sur le mur de votre page facebook : «Bertrand Louis veut de la casse, des affrontements, du bordel, de la poésie, des voitures qui brûlent ! » L’éloge de la racaille? Ou des sauvageons?... Bertrand Louis, nouveau ministre de l’Intérieur !
- Ministre de l’intérieur, ça a l’air bien payé alors pourquoi pas ? Ce que je veux dire c’est que les manifestations, ça ne sert à rien à part de voir la tête des socialistes qui sont là à attendre leur tour. Quant aux casseurs, ils brûlent les voitures de leurs voisins qui sont autant dans la merde qu’eux. Le jour où ils iront dans le 16ème ou qu’ils feront sauter la bourse de Paris, ça commencera à devenir intéressant.
“Tu es mon âme/ Femme/ Petit drame/ Ma plastique/ Ma larme/ Mon Atlantique à la rame/ Quand tu écris ça pour moi…” chantez-vous dans Le degré zéro de mon écriture, morceau où, comme dans deux autres du disque, vous glissez des rimes complètes en anglais. Le français vous paraît-il être encore une langue propre à séduire les plus jeunes? Écoutez-vous vous même de la chanson française?
- J’ai utilisé un peu d’anglais effectivement, mais aussi un peu d’italien. Je l’ai fait pour élargir mon écriture qui tend de plus en plus vers une accumulation de slogans ou de phrases déjà existantes. C’est une représentation du monde. Je ne sais pas si c’est un signe des temps ou si cela a toujours été le cas mais on a vraiment l’impression que tout le monde s’en fout de la chanson française, jeunes y compris. De mon côté je me tiens au courant de tout ce qui se fait mais je n’en écoute plus vraiment. J’en ai beaucoup écouté et peut-être avec trop de passion. Brel, Gainsbourg, Ferré. Et du coup maintenant je ne ressens plus grand chose, j’ai trop brûlé. J’espère que ça reviendra.
“Donnez m’en du divertissement/ Je m’ennuie tellement/ Et l’horreur, c’est comme le porno/ Alors donnez m’en des tas de ground zero/ Le monde est grand, rien n’est impossible/ Et moi j’en ai du temps de cerveau disponible.” (20h00) Ce titre où l’on voit s’inscrire en image subliminale le portrait lisse de Claire Chazal propose une accumulation des horreurs qui nous sont servies tous les soirs en prime time: attentats, tremblements de terre, enlèvements, réseaux pédophiles, tsunamis, épidémies, tueurs en série…
- Je ne regarde pas beaucoup la télé, sauf quand je suis trop angoissé et/ou que j’ai une gueule de bois sévère. Ça a un côté rassurant de regarder le 20 Heures, on se sent dans le monde. J’ai tendance à ne pas beaucoup m’informer non plus ; je veux dire que je ne suis pas collé à l’actualité. Parfois ça donne des situations assez drôles comme quand je n’étais même pas au courant qu’il y avait eu un tremblement de terre à Haïti, j’ai vraiment eu le sentiment d’avoir raté quelque chose.
“Dis-moi pourquoi tu pleures/ Pauvre petite fille riche/ Attachée au radiateur?” (Scène de crime) Façon de planter le décor de la scène du crime, avec ce leitmotiv final, “Je ne jouis que si tu meures”, dont la crudité est assez inédite dans la chanson… Preuve qu’elle peut être féroce et traiter tous les sujets !
- J’ai mis beaucoup de temps à trouver l’accroche de cette chanson. J’avais l’obsession de parler de ça, de ce dont on nous abreuve au cinéma et dans les livres mais pas dans la chanson à qui on laisse le côté fleur bleue finalement. C’est vraiment mon passage préféré, quand le personnage (moi ?) se venge vraiment et de façon consciente de tout ce qu’il a subi. Je ne me suis pas senti sous influence en composant cet album, mais il y a des livres qui m’ont marqué, comme « Les racines du mal » de Dantec et peut-être aussi l’album THE WALL de Pink Floyd, que j’adorais quand j’étais gamin, pour le côté descente aux enfers. Mais c’est vraiment l’observation du monde qui m’a le plus dirigé.
Michel Houellebecq vous a donné l’autorisation de mettre en musique l’un de ses poèmes, Hypermarché Novembre, qui clôt l’album. Dans une interview récente, le prix Goncourt 2010 vous évoque (ici, la vidéo) en parlant de la chanson On n’est pas à l’abri d’un succès, qui a tout du single radiophonique! (ici, le clip de On n'est pas à l'abri d'un succès) Vous avez produit cet album. Comment peut-on envisager votre métier de chanteur quand les radios restent sourdes à ce qui est tombé dans l’oreille du plus grand écrivain français contemporain?
- Concernant Houellebecq, je suis surtout tombé amoureux du disque [PRÉSENCE HUMAINE, 2000] qu’il a fait avec Burgalat, du coup cela m’a amené à lire ses poèmes. Quant à mon métier de chanteur, c’est là toute l’ambiguïté de ma situation ! Peut-être que les radios ont du mal à diffuser une chanson qui se moque du succès.
Et quand le métier dédaigne un album comme LE CENTRE COMMERCIAL dans sa sélection du Prix Constantin 2010 par exemple ?... Comme quoi les maisons de disques font la loi ! Comme on a pu prétendre que l’avenir, c’était myspace, diriez-vous qu’il appartient aux petits labels, qu’il est dans l’auto-production ?
- Myspace peut être un bon outil promotionnel même si tout le monde trouve ça déjà has been. Enfin moi je m'en sers comme d'un site internet gratuit. Mais il favorise aussi toute une flopée de trucs médiocres qui brouillent le paysage... Un petit label indépendant c’est un mythe, cela n’existe pas à part quelques exceptions; Tricatel par exemple. La plupart du temps ce sont des gens qui veulent être calife à la place du calife. Être indépendant, c’est construire sa cabane dans les bois, ce n’est pas camper à côté des douves du château. L’avenir, je ne sais pas, je ne suis pas devin. Quant à moi je suis en pourparlers avec mon label pour le prochain. Le vrai problème quand même c’est que l’autoproduction diminue énormément les moyens, on peut s’en sortir avec un ordi et pas mal de travail mais ça ne remplacera jamais un gros studio et de bons musiciens. Vous imaginez FANTAISIE MILITAIRE en autoprod ?
On n’est pas à l’abri d’un succès chante la soif de reconnaissance, et cette chanson vous aurait été inspirée par l’émission Star Academy. Avec le recul, pensez-vous que ce genre de programme a fait autant de mal à la variété qu’on a pu le dire?
- Non, je ne pense pas. Par contre cela renforce l’idée qu’ont les gens qu’il faut absolument être une star avant toute chose.
Concernant les « professeurs » de la Star Ac, Patrick Besson écrivait en 2006 : «Comment croire aux conseils d’artistes qui n’on pas fait carrière ? Il faudrait, pour que les cours de la Star Academy soient crédibles, que Gérard Depardieu enseigne la comédie, Céline Dion le chant, Janet Jackson la danse et Pascal Obispo la musique. Le pire de tout est évidemment d’offrir un statut de star à des adolescents qui, dans 99% des cas, seront incapables de le conserver. Une fausse gloire fait plus de mal qu’un anonymat injuste. »
- C’est bête ce qu’il dit, des artistes qui ont fait carrière ne sont pas forcément de bons pédagogues. Mais bon, ça fait pitié tout ça quand même.
Y a-t-il un artiste pour qui et/ou avec qui vous aimeriez particulièrement travailler ? Puisque que vous avez collaboré avec Jane Birkin notamment.
- Il n’y a pas d’artistes avec qui j’aimerais travailler spécialement mais quand on me propose je dis toujours oui. Mon éditeur essaie de placer mes titres évidemment mais les chanteurs ou leurs D.A. en écoutent beaucoup trop, ça devient une pure loterie comme je le dis dans la chanson et en plus, ils doivent forcément passer à côté de perles s’il y en a. Jane Birkin je ne l’ai jamais rencontrée, elle a juste utilisé ma musique… Je trouve d’ailleurs son texte terriblement méchant et drôle à la fois, j’aime beaucoup et j’aimerais bien savoir de qui elle parle. («Vomis un bon coup/ Dans les chiottes de ta mère/ Tu verras ma gueule/ Dans la cuvette, qui hurle/ Dans les miroirs/ Tu vois ma tronche blafarde/ Recule devant l'horreur/ Écrase un cafard/ Écrase un gros cafard », Oh ! Comment ça va ?, 2008) Entendre une de mes chansons chantée par quelqu’un d’autre, c’est toujours un grand bonheur.
En 2000, vous apparaissiez sur les ondes avec la chanson À trente ans, l’une des toutes premières écrites sur les trentenaires (après J’ai 30 ans de Katerine, 1999), thématique phare des années 2000, le cinéma, le roman, la chanson, les enquêtes d’opinion (en septembre 2003, le Nouvel observateur titrait en Une “La rage des 30 ans”) s’étant focalisées sur ce palier de l’existence (Bon anniversaire, Bénabar, 2001; J’ai trente ans, Jérémie Kisling, 2003; Le passage oublié, La Grande Sophie, 2003; Les filles de 1973 ont trente ans, Vincent Delerm en 2004, etc.). Mais vous êtes le seul à les avoir chanter nettement, en détaillant, le verbe acide, l’angoisse d’avoir 30 ans à Paris: “Laisse-moi te décrire, toi qui te parisianises/ À trente ans/ Comme la vie de matérialise/ Appartement.” Dix ans plus tard, vous sortez l’angoissant CENTRE COMMERCIAL… Avoir quarante ans en 2010 ferait-il un bon angle de chanson?
- Et oui, je suis un précurseur ! (Si c’était une interview enregistrée il faudrait rajouter… [Rires]). 30 ans a été pour moi l’âge ou j’ai pris conscience que le temps passe, c’est con mais ça été un choc terrible. C’est de pire en pire à la quarantaine d’ailleurs. Une chanson sur 40 ans j’avoue que j’y ai pensé et qu’on me l’a demandé. Pour l’instant j’ai pris le contre-pied et j’ai écris une chanson qui s’appelle 17 ans, sur un jeune homme qui n’a pas la conscience du temps « Car je suis le centre du monde/ J’ai le sourire de la Joconde/ J’ai 17 ans/ Et j’emmerde le temps ».
Pour finir, si l'on vous disait qu'à part Gainsbourg ou Bashung dont il est devenu une tarte à la crème de comparer tous les chanteurs de talent et d'avenir, vous semblez avancer dans l'ombre d'un Jean-Louis Murat, version MUSTANGO, cela vous paraîtrait-il, disons, prometteur?
- Il y a quelques années je disais pour rire que j'étais un Murat des villes... pour son côté teigneux et solitaire. Et sinon, comme dit le proverbe (chinois je crois): "Rien ne pousse à l'ombre des grands arbres".
(entretien Baptiste Vignol)
Photos n&b Blondiephotographe, photo couleur Aurélie Lajoux