Du devoir de se taire


À cultiver une improbable originalité, on finit parfois à côté de la plaque, et c’est peu dire ! Dans un article consacré au décès de Jean Ferrat, le journaliste Serge Kaganski vient d'en faire la démonstration. Mais à relire la devise de son blog (« Serge s’exprime librement sur tous les sujets auxquels il ne connaît rien »), il n'y a pas grand chose à faire face à un monsieur de cet acabit. Il casse toujours la baraque ! Ce qui est tellement pratique quand on écrit n'importe quoi... Et pourtant. Faut-il laisser passer ce genre de raccourcis sans réagir?
À lire Kaganski, pour qui seuls les enfants de communistes connaissent aujourd’hui Jean Ferrat, « Duclos, Aragon, Éluard » sont sans doute ces cocos dont on eut si peur chez les bourgeois. Rappelons qu’Éluard - tout comme Breton d’ailleurs et Benjamin Péret - ne fit qu’un bref passage au Parti, son adhésion relevant davantage de la posture intellectuelle. La gloire d'Éluard procède de son engagement au côté de la Résistance dont Aragon fut également un grand poète. Et s’il est vrai que la fidélité de ce dernier, qui resta membre du Comité Central du PCF jusqu’à sa mort, ne s’est jamais démentie, elle ne fut pas si aveugle et c’est sans doute par souci de fidélité - ou par dandysme - qu’il ne sut rompre que bien tard les liens qu’il entretenait avec Moscou. Alors le communisme de Jean Ferrat because Aragon, c’est presque grotesque, pour le moins réducteur.
À lire Kaganski, Ferrat était « raide » et « peu enclin à la gaudriole ». Triste mélomane qui ignore combien Ferrat, autant que Gainsbourg et Ferré (qu'il privilégie dans son papier) chanta (sur des arrangements souvent jazzy et remarquablement orchestrés) la bagatelle et l'amour physique. Qu'il écoute Horizontalement (1963), À Santiago (1967), Je vous aime (1971), Une femme honnête (1972), L’amour est cerise (1980), La bourrée des trois célibataires (1980), Vipères lubriques (1985), Le Kilimandjaro (1985)…
À lire Kaganski, Ferrat est « né Tenenbaum, ce qu'on ignorait, et qui ajoute une épaisseur au personnage ». Là, on frise la faute professionnelle… Ça n'est pas parce que Kaganski l'ignorait qu'« on » l'ignorait avec lui… Qui l’ignorait d’ailleurs, sinon les freluquets mais pas les politiques dont certains voulaient qu’il se taise pour effacer à leur aise ce pan de notre Histoire entaché par l’indifférence et la collaboration ? Quiconque s'intéresse à la musique populaire ne peut pas ignorer que l'auteur de Nuit et brouillard perdit son père en 1942, massacré à Auschwitz.
À lire Kaganski enfin, Ferrat est ignoré des jeunes générations. Pas faux. Mais cela résulte de l'attitude du chanteur, et non de ses chansons, qui n'a jamais joué le jeu des médias, fait ses adieux à la scène en 1972 et vivait reculé en Ardèche depuis la fin des années 60. Pour autant, et ça, Kaganski devrait le savoir, chacun de ses albums rencontrait un formidable accueil populaire, s’écoulant souvent à plus d’un million d’exemplaires. Enfin sait-il, Kaganski, que Dominique A - mais peut-être l’ancienne plume des Inrocks trouve-t-elle Dominique A «ringard» - se place dans le sillage immédiat de Ferrat ? « Avec le recul, c’est de Ferrat que je me sens le plus proche » révélait-il à Gilles Médioni de L’Express à l’occasion de la sortie de son album LA MUSIQUE (2008). Pour la jeunesse qui méconnaît la chanson d’avant les années 90 et la regarde à l’aune des disques de Dominique A, Katerine ou de Jean-Louis Murat, « ça le fait » pour reprendre l’expression avec laquelle, avec un brin de jeunisme, le critique rock Serge Kaganski conclut son papier.

Baptiste Vignol

"Notre France, après la mort de Jean Ferrat" par Serge Kaganski