L'avis d'un Grand Prix de l'Académie Charles Cros


Les 24ème défaites de la musique

Bien sûr, il y avait Alain Bashung et son œuvre. Quelle dignité quand au bout du chemin, ses peut-être derniers mots vont à son amour de la belle chanson et de l’audace qu’elle implique. Il y avait ce maître absolu du verbe, ce poète, son timbre incomparable, ses musiques ciselées, recherchées, originales, personnelles. Et dans son sillage, personne. Mise à part Camille.
J’ai tenu jusqu’au bout de la soirée, par conscience professionnelle sans doute, et j’ai contemplé le désert. Je ne citerai pas les noms de ces déserts, on me traiterait d’aigri. Je ne suis pas aigri au contraire, je suis perdu. Je voudrais m’accrocher à des locomotives, elles me sont essentielles, je rêve de n’être qu’un wagon et de me laisser entraîner sur les voies de talents bouleversants. Mais là, qui suivre ?
Pour être rock, il faudrait tel un cabri (oui l’homonymie est proche) parcourir la scène en sautant dans toutes les directions, hurler des propos vides de sens, dignes d’un élève de troisième (et encore il y en a qui assurent en 3ème) et haranguer la foule comme un gourou (pas loin du kangourou). Tout le monde debout! Faites du bruit! Est-ce que vous êtes là ? Combien de fois ces banalités ineptes ont été répétées ? Et le public se lève par politesse, victime d’une standing ovation réclamée à corps et à cris par « l’artiste ». Si c’est cela avoir du charisme, je préfère regarder les parcs à huîtres du bassin d’Arcachon, ils m’inspirent plus de respect et m’émeuvent bien davantage. Ou écouter encore un album de Brassens, qui était bien plus rock que ça, et sans bouger beaucoup. Une autre arrive sur scène à cheval. Cette entrée originale aura-t-elle dissimulé quelques secondes l’absence d’originalité de tout le reste qui concerne la chanson? Quelques-uns, de plus en plus nombreux, chantent en anglais; c’est moins risqué, au niveau du sens. Ils échappent du coup au ridicule de certains textes que l’on a pu entendre ce soir-là. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas non plus ce qu’ils font dans des catégories dites de "chanson française". Les heures passent lentement, je cherche les héritiers de Gainsbourg, Brel, Piaf, Barbara, Nougaro, Reggiani, Trenet, Souchon… Je vois des fils de. Mais les héritiers, je ne les trouve pas. Ce ne sont quand même pas les BB Brunes en train de remporter la victoire de la « révélation scène » de l’année ? (eux je les cite, parce que c’est quand même trop comique). Alors pour me rassurer je me dis que ce sont des professionnels qui ont voté, et qu’ils doivent bien savoir ce qu’ils font. Mais soudain, je repense à ce proverbe :
N’oublions jamais que le Titanic a été conçu par des professionnels… Et l’arche de Noé par un amateur.
Oui, le marché du disque est en crise. J’hésite entre la crise de rire et la crise de larmes.

Vincent Baguian