Georgio, Sergueï, Véronique et les autres
Chansons fatales
C’est un disque scintillant, BLASON, où Nicolas Comment, de son timbre grave tout en volupté, dresse et de manière détaillée l’éloge mélancolique de quelques idoles et modèles sous la forme d'adamantins portraits chinois sur lesquels officient les voix délicates de Brisa Roché et de Milo McMullen ; ainsi la peintre et poétesse Nahui Olin dont Comment, dans le recueil publié en parallèle du CD, montre une magnifique photographie datant de 1925 d’où surgissent comme une foudre ses «fatals yeux de chat» ; ainsi la divine Nico («C'est sur la terre astrale / De la blanche Ibiza / Que l'icône de Christa / ... se brisa»); ainsi les amants de la Beat, la Beat Generation («Dans vos veines bleu ciel coulait le vif-agent : / Ne plus s’agenouiller devant le dieu argent / Ayant fait à peu près le vœu de pauvreté / Vous vous portiez garants de l’âpre liberté…») ou bien encore Wanda von Sacher-Masoch (« De colères enflammées / En langueurs consumées / Ma féroce despote / Aux jambes qui pivotent / Et… cillent / Étire tes beaux membres / Sur l’ottomane tendre / Et damassée de rose / Où ton sexe en symbiose / Brille.» Mais c’est avec Hanel, cette chanson idéalement interprétée par Milo, et par laquelle l'auteur ressuscite Hanel Koeck, Allemande «aux yeux d'aigue-marine» que Pierre Molinier shoota, entre autres choses, à Bordeaux, que Nicolas Comment tutoie la grâce, paroles et musique : «Dans des postures osées / Ajustant ses bas dix deniers / Devant les yeux de Molinier / Hanel contre quyelques deniers / (Inutile de le nier) / Tend de ses joues les fossettes / Au 7 de la rue des Faussets.» Histoires de l'art.
Pari gagné
En trois années pile, et onze disques originaux, Lynda Lemay aura donc, avec une inspiration dont la fraicheur force l’admiration, enregistré davantage de (bonnes) chansons qu’Étienne Daho en quarante ans de carrière. En effet, 1111 jours après la sortie d’IL ÉTAIT ONZE FOIS le 11 novembre 2020, la plus singulière et la plus pétillante des artistes québécoises vient de boucler ce marathon discographique en livrant les deux derniers volumes de son insensé projet. Si l’avant-dernier, ENTRE LE RÊVE ET LE SOUVENIR, reprend onze chansons de jeunesse (parmi lesquelles La Veilleuse qui figurait sur son premier 33 tours en 1990), l’album final de cette odyssée, LE BAISER DE L’HORIZON, dévoile les ultimes bijoux de cette formidable collection, bijoux qu’elle aura ciselés pour ses parents, Alphonse et Jeannine Lemay, dont une photo illustre la pochette. Nul n’écrit en francophonie comme le fait Lynda Lemay, avec ce regard unique, celui des grands maîtres réalistes qui notent du bout de leurs pinceaux d’imperceptibles détails de nos vies quotidiennes qu’avec un réel génie d’écriture elle parvient à rendre tellement éclatants qu’ils peuvent émouvoir jusqu’aux larmes. Mais nulle ne chante plus non plus comme le fait Lynda Lemay, avec l’art, la précision et la délicatesse des grandes diseuses du music-hall, Juliette, Cora, Colette et Patachou. Et nul enfin ne mène encore avec une telle gourmandise pareille carrière trente-trois ans après ses débuts tonitruants (elle fut à l’aube du millénaire nommée cinq fois de suite aux Victoires de la Musique), remplissant sans l’appui des médias toutes les salles de spectacle où ses tournées-marathon la mènent à travers les provinces de Belgique, de France, d'outre-mer, de Suisse et bien sûr du Québec. Cette liberté, cette liberté folle, Lynda Lemay l’a gagnée jusqu’au dernier flocon, car nul autre n’entretient avec autant d'authenticité un tel lien fait d’amour, de générosité, d'humour et d’élégante proximité avec son public, cette foule qui l'escorte et qu'elle chérit. Le 18 décembre 2023, elle chantera pour la soixante-troisième fois sur la scène de l’Olympia, son « chez elle » parisien, complet depuis plus de six mois, donnant déjà rendez-vous à ses admirateurs le 18 novembre 2024 pour une soixante-quatrième communion boulevard des Capucines! Pourquoi cet ineffaçable succès? Pourquoi cette fidélité? Cette ferveur chez celles et ceux qui, par dizaines de milliers, l'écoutent en prière? Parce que les chansons de Lynda Lemay, qu’elles soient dramatiques ou légères, ne se gâtent jamais. Elles refleurissent sans cesse dans l’éclat du sourire de cette interprète théâtrale et dans la douceur captivante de ses grands yeux bleus gris auxquels rien, mais vraiment rien n’échappe des travers humains.
Baptiste Vignol