Méconnu mais capital



C'est un très grand auteur qui s'en va. Robert Nyel est mort samedi dans le sud de la France, près de la Méditerranée qu'il aimait tant peindre. Il avait 86 ans. De 1959 à 1970, avec sa complice, la compositrice Gaby Verlor, il signa les paroles de quelques purs chefs-d'œuvre interprétés par Bourvil (Ma p'tite chanson, C'était bien ou Mon frère d'Angleterre superbement reprise par Jean-Louis Murat dans les années 90) et Juliette Gréco (Marions-lesDéshabillez-moi). Il fut également chanteur lui-même, connaissant le succès avec Magali en 1962. Puis à l'instar de son ami Jacques Brel, il s'était, à l'âge de 40 ans, retiré du show-biz, ne supportant plus l'hypocrisie d'un métier où il fallait trop souvent, disait-il, serrer la main de gens qu'on n'a pas toujours envie de saluer. En 2002, Henri Salvador, tout à son comeback triomphal, était venu lui demander de nouvelles chansons (Tu es venue, Le Voyage dans le bonheur et Bormes-les-Mimosas) qu'il enregistra sur MA CHÈRE ET TENDRE. Oublié des «historiens» de la grande variété, Robert Nyel m'avait accordé en juin 2015 de longs entretiens où il revenait en détail sur ses chansons et ses amitiés. Illustré de photos inédites – on le voit aux côtés d'Aznavour, Brassens, Brel et Piaf notamment (pour qui il écrivit avec Francis Lai Le droit d'aimer) –, son témoignage figure dans le recueil «Les tubes, ça s'écrivait comme ça» paru mi-novembre aux éditions La Tengo et qui regroupe des entretiens-fleuve avec Pierre Barouh, Boris Bergman, Vline Buggy, Vincent Baguian, François Bernheim, Jean-Paul Dréau, Jacques Duvall, Claude Lemesle, Maurice Pon, David McNeil, Jean-Michel Rivat, Jean-Max Rivière, Richard Seff et Frank Thomas... Robert aura eu le temps de le feuilleter, touché que de son vivant, l'on salue enfin son talent. Qui était immense.

Baptiste Vignol


La chanson pour les nuls


2016 s'effiloche. Qu'en restera-t-il quand, dans trois ou quatre décennies de cela, l'on se demandera: «Qu'est-ce qu'on chantait cette année-là?» 1955, par exemple, demeure celle de Georges Brassens (dix chefs-d'œuvre sur son troisième 33 tours, dont Les sabots d'Hélène, Chanson pour l'Auvergnat et La première fille pour prendre les trois premières plages…) alors que l'an 56 consacre Gilbert Bécaud, avant que 58 n'impose Guy Béart chanté par Patachou, Zizi Jeanmaire et Juliette Gréco. En 1960, à L'Alhambra, Charles Aznavour crée Je m'voyais déjà. Il n'a depuis jamais quitté le haut de l'affiche. Puis ce furent les yéyés, Johnny, Sheila, Cloclo, Sylvie, pendant qu'Édith s'en allait. Si 65 révèle Barbara, 66 dévoile Antoine, Polnareff et Dutronc, donnant du rock aux Français. 69 starifie Ferré, C'est extra, et l'hiver 71 glorifie Julien Clerc, Ce n'est rien… Quand 72 se résume à Véronique Sanson. À moins qu'Avec le temps de Léo... Sans oublier Mon frère et San Francisco sur le premier Le Forestier! Cultes. 77 c'est for ever l'année des MARQUISES; 79, d'AUX ARMES ET CAETERA et 80, celle du retour de Ferrat. 83? MORGANE DE TOI, tatatssin! Pour le bonheur des férus de Brassens et des vendeurs de bandana. 84, ou le dernier Téléphone: «Je rêvais d'un autre monde...» L'hymne d'une génération. Voici déjà 85 et Renaud remet ça: MISTRAL GAGNANT. Le pauvre Balavoine n'aura pas le temps de «sauver l'amour». En 86, ce sont les Rita qui débarquent. Et Nougaro enflamme la jeunesse avec NOUGAYORK (1987) tandis que Jean-Jacques Goldman balance aux rabats-joie ENTRE GRIS CLAIR ET GRIS FONCÉ écoulé à plus d'un million d'exemplaires en moins d'un an. AINSI SOIT JE en 1988 fait de Mylène Farmer une star. Et puis débuta la bruelmania... Ce fut ensuite l'ère Eicher en 1991 (Déjeuner en paix, Pas d'ami comme toi, etc.), sur des textes de Philippe Djian. Alors qu'il flanche pour MC Solaar (QUI SÈME LE VENT RÉCOLTE LE TEMPO), le pays s'embrase pour Daho (PARIS AILLEURS) en 1992, tandis qu'Alain Souchon idéalisera bientôt les foules sentimentales. En 1994, SAMEDI SOIR SUR LA TERRE satellise Francis Cabrel. Janvier 98 maintenant, Bashung – trente ans de carrière – publie l'indémodable FANTAISIE MILITAIRE avant qu'Hallyday n'allume le feu en septembre 99 avec SANG POUR SANG (vendu à 250.000 exemplaires le jour de sa sortie!). À chaque époque son phare. Après cinq années de mutisme, BOUCAN D'ENFER sonne le retour de Renaud en juin 2002 pour le premier triomphe du millénaire. Puis ce furent bizarrement de tristes et grises saisons, fades en succès populaires, si l'on excepte Calogero (3 en 2004), Benjamin Biolay (LA SUPERBE, 2009), Stromae (RACINE CARRÉE, 2013) et Christine and the Queens (CHALEUR HUMAINE, 2014). Mise à mal par des labels dépassés, trop souvent dirigés par des directeurs «artistiques» sans imagination, en quête de coups faciles et de rééditions, la chanson française clapotait. C'était l'heure des disques de reprises et des chanteurs d'élevage… Mais voilà qu'au mois d'avril 2016, précédé par une attente gonflant comme la voile d'un monocoque dans les quarantièmes rugissants, Renaud s'en revint encore, au nom du seul amour qu'il porte à son public! Inédit. 700.000 CD plus loin, c'est sur la route que ce personnage légendaire enchante désormais le pays, qu'il parcourt de ville en ville, à coups de concerts fantastiques que 6000 fans par soir, et souvent davantage, ressentent comme de pures tranches de vie, d'amitié et de liesse. Mais pourquoi donc la France de 2016 continue-t-elle de marcher à la lumière chaude et fraternelle du Phénix? Parce que son maintien, son regard, ses paroles, toute sa personne en vérité révèle la douceur, la souffrance et la modestie d'un artiste d'exception. Intemporel.

Baptiste Vignol

L'ombre claire de Julien



PARTOUT LA MUSIQUE VIENT est le titre du dernier album en date de Julien Clerc, sorti en septembre 2014. Déjà. Est-ce une raison de passer à côté? Le disque comporte douze chansons dont certaines (On ne se méfie jamais assez et Danser) auraient affolé les hit-parades au début des années quatre-vingt quand Juju cassait son image avec Lili voulait allait danser (n°3 des charts en décembre 1982), Cœur de rocker (n°2 en novembre 1983) et La fille aux bas nylons (n°18 en nov. 1984)… Même tempo, même bonté, même énergie, même légèreté, la voix du compositeur n'ayant presque pas bougé. Mais Julien Clerc n'a plus l'âge du chanteur à tubes sur lesquels se dandinent en flirtant les jeunes gens, c'est désormais un phare dont la carrière impose le respect. Le moins facile à accomplir. Une chanson du disque se démarque, Le chemin des rivières, sur le vieillissement d'un homme (même s'il parait être resté bloqué dans sa cinquantaine, Julien Clerc est né en 1947): «Je sens la brume emporter mes plaines / Je sens le vent plier mes vaisseaux / Et mes envies autrefois souveraines / Dorment tranquilles au creux de mon dos.» Fallait oser. Écrite par Carla Bruni, qui signe là son chef-d'œuvre, Julien Clerc l'a vêtue d'une musique qui coule et grossit sans jamais sortir de son lit, et qu'il canalise d'un trait, par la grâce unique de son chant. Certains auteurs devraient se contenter de servir les grands interprètes, ça les élève.

Baptiste Vignol