On peut avoir vu Charles Trenet émerveiller le théâtre du Chatelet, Björk mettre en transe la Mutu, Charles Aznavour faire le show Porte Maillot ou Barbara rendre foldingue Mogador. On peut avoir vu McCartney sidérer Bercy, Orelsan emballer une Cigale pleine de banlieusards en K-Way, Jane Birkin émouvoir aux larmes le Bataclan en reprenant Avec le temps dans l’incandescence de ses quarante ans ou Bruce Springsteen seul à l’harmonica trôner sur la scène du Zénith. On peut avoir vu Serge Gainsbourg allumer « les petites pisseuses » de la porte de Pantin, Christine and the Queens dompter l’Accor Hotel Arena, Jean-Louis Murat mettre au pas la Madeleine ou Jeanne Added éblouir la Ravine Blanche. On peut avoir vu Mr 100.000 volts tutoyer l’Olympia, un Beau bizarre l'hypnotiser, Stephan Eicher l'électriser et Jeanne Cherhal seule au piano le mettre au garde-à-vous. On peut avoir vu Richard Desjardins ensorceler le Déjazet, Etienne Daho conquérir le Zénith en janvier 1989, Francis Cabrel stopper la course des nuages au théâtre en plein air de Saint-Gilles-les-Bains et, dans le même écrin, Julien Clerc serrer discrètement le poing en saluant la foule tel Roger Federer sur un retour gagnant. Le plaisir du travail bien fait. On
peut avoir vu les Rita foutre le souk à la Cigale, Lynda Lemay cueillir
L’Européen, Alain Bashung irradier l’Olympia ou Lhasa magnétiser le
Grand Rex. On peut avoir vu Juliette Gréco régner boulevard des Capucines, Robert Charlebois bluffer Bobino, la Chetron sauvage chanter sous son arbre au Zénith et Diane Dufresne envoûter les Bouffes Parisiens. On peut avoir vu Cora Vaucaire au théâtre des Champs-Elysées, Brigitte Fontaine enflammer le Casino de Paris, Benjamin Biolay boxer Salle Pleyel et Harry Connick Jr mettre ko le Grand Rex. On peut avoir flanché pour Clara Luciani aux Francofolies, s’être ennuyé ferme en voyant Johnny à Bercy, avoir eu l’impression de marcher pieds nus sur le sable de Kare-Kare beach avec Crowded house à la Maroquinerie et chialé comme un gosse face à Charlotte Gainsbourg, divine, à La Cigale. On peut avoir vu tout ça. Sans jamais oublier le bonheur d'avoir vu John Prine pour de vrai. C’était au Gluepote, sur Ponsonby Road, à Auckland, Nouvelle-Zélande, en 1993. L’Amérique en plein cœur! John Prine est mort, parait-il. Aujourd’hui, sur le site de L'Obs, Baptiste W. Hamon, le plus ricain des songwriters français, l'interprète avec le respect des braves, et la casquette du Yankee. «Everything is cool, everything's ok…»
Et dans ce tourbillon fragile, un prince est mort. Un rajah longtemps incompris. Un aventurier. Mélancolique aux gants blancs, portant veste de soie rose et gilet de satin, botté de rouge. Question de style. Il faudrait pour rigoler exhumer les vieux articles sur Christophe quand la critique bavait sur Succès fou (réflexion triste d’un ancien « chanteur à minettes » dont la carrière est au point mort), qu’elle raillait Ne raccroche pas (cette supplique de larmes amères – puisque les téléphones pleurent) et qu'il n’était alors qu’un vague souvenir des années post yéyé ne valant guère mieux qu’un Dave ou qu’un Gérard Lenorman. Ce mépris nous attristait. Surtout, il nous échappait, nous qui n’adorions pas Gérard Manset. Alors, au Lycée Rodin, près du métro aérien, ou bien sous la verrière eiffelienne du Lycée Carnot, plaine Monceau, nous nous refilions en loucedé les cassettes du BEAU BIZARRE et des PARADIS PERDUS… Sous le manteau car écouter Christophe en 1986, c’était aussi ringard qu’aimer Gilbert Bécaud. Dix ans plus tard, miracle, quelques lignes de Bayon parues dans Libération à l’occasion de la sortie de BEVILACQUA (peut-être l’album le plus fascinant de sa discographie, avec ce prodigieux auto-portrait dans lequel nous nous glissions en rêves, Le tourne-cœur) réhabilitèrent le chanteur à la crinière de lionceau. Le disque n’eut aucun écho. Le grand public avait oublié Christophe. Il fallait s'y résoudre. Par la suite, je l’ai croisé trois secondes. Et ce fut la dolce vita. Trois secondes dans une vie. Je trainais beaucoup dans les couloirs d’Universal, au Panthéon, où travaillait un ami cher, l’éditeur Laurent Balandras. Une fin d’après-midi, il faisait déjà nuit, c’était donc l’hiver, Christophe entra dans son bureau. J’aperçus un dieu. Il avait rendez-vous avec le directeur artistique Jacques Sanjuan, qu’assistait Balandras. Pour le faire patienter, Laurent lui demanda s’il désirait boire quelque chose. «Un Coca, s’il vous plaît. Mais tiède, le Coca. Tiède.» Le tout dit très vite, en murmurant. Moment de gêne: réchauffer une canette de Coca glacé n’est pas chose commune… C’était en 2000, quelques mois avant la sortie de COMM’ SI LA TERRE PENCHAIT, ce grand palais de marbre rose dont le titre, qui tombait juste en ces temps de variétés mornes, s'inspirait d'une phrase de Marguerite Duras dans L’Amant parlant de l’écoulement des eaux du Mekong: «Dans la platitude à perte de vue, ces fleuves, ils vont vite, ils versent comme si la terre penchait.» Deux ans plus tard, à l’Olympia, l'esthète donnerait quelques shows d’anthologie. Ceux qui étaient boulevard des Capucines ces soirs-là de mars 2002 s'y trouvent encore. La France redécouvrait le plus «classieux» de ses dandys. Car Christophe, c’était Saint Laurent. Si ses deux derniers disques de reprises en duos ne valent pas tripette, il laisse une œuvre solaire, éblouissante, en suspension, qu’aucun virus ne ternira.
Baptiste Vignol