Le slice d'Alister


Depuis qu’Étienne Daho a perdu la flamme en 2000 (après le fantastique CORPS ET ARMES), la pop française connaît l’étrange particularité d’être incarnée par deux cracks méconnus : Julien Baer (qui s’est exprimé sur ce blog, c’est ) et son cadet Alister, dont l'insolente facilité sur DOUBLE DÉTENTE aurait, pour faire une image du tonnerre, la fluidité d’un service-volée du John McEnroe de l’été 81. 
Alister répond donc à quelques questions naïves nées pendant l’écoute de cette tuerie sortie en février 2011.


Après 18 secondes d'intro parfaite, le premier morceau (La femme parfaite) du disque commence par: «Non l'Amérique ne l'inquiète pas/ La fonte des glaces ne l'inquiète pas/ Son grain de beauté ne l'inquiète pas/ Quelle classe!» Et l'on se dit, putain mais quelle entame, quelle invitation à la danse, et quel détachement dans l’interprétation! La chanson dit plus loin «Tes fins de mois ne l'inquiètent pas»! De quoi vivez-vous, Alister?
Alister - Je vis de trafics divers, de partitions, de manuscrits, de royalties, de ma maison d'éditions 2909 Music créée il y a deux ans, et un peu aussi d’une revue que je viens de créer qui s’appelle « Schnock » et qui traite de la culture populaire, sans anathèmes, ni trompettes. À la fraîche. Prochain numéro : le 23 mai.


 Pourquoi Alister ? Duschnock n’était pas pris !
 - Alister = Manga (personnage Candy) + Magie Noire (Alister Crowley) = Manga Noire.  Albator fut proposé mais ça faisait trop protestant…

Le titre n°2, Mauvaise rencontre, démarre par une autre intro exemplaire qui là pareil nous met illico dans l'ambiance, un son « grande variété » disparu depuis des lustres en France. Quelle mauvaise rencontre avez-vous faite pour ne pas avoir encore pris les rênes de la pop française?
- Ma grand-mère disait « Ne dis rien si tu n’as rien de gentil à dire ». Les mauvaises rencontres sont aussi de fidèles muses, inspirantes. Et ma dernière envie est de prendre les rênes de quoique ce soit. Je laisse ça au père Noël.

Votre mère vous chantait « des airs pour vous [me] faire dormir» dites-vous dans Je suis loin. Qu'écoutiez-vous adolescent?
- J’étais obsédé par les Beatles. Je suis complètement passé à côté de la musique de mon époque.

Une chanson des Beatles, un album ?
- Le boîte de Pandore c’est You Never Give Me Your Money sur ABBEY ROAD… Où tu comprends qu’en 4 minutes tu peux décliner une quinzaine d’émotions, de réflexions, complémentaires, apparemment contradictoires, sans jamais perdre le fil. Et en même temps c’est déjà la fin du songwriting. Qu’est-ce que tu veux faire après ça ? Tu règles les affaires courantes.


Cioran définit l'amour comme l'affection qui survit à un instant de bave. Euh… Room service?
- Je n’aime ni Cioran, ni le mot « bave », qui se ressemblent d’ailleurs. Tout ceci m’indispose. Mais c’est justement de cette indisposition que peut naître la nécessité de décrire le monde tel qu’on le voit. On écrit ce qu’on ne lit pas. Cela dit on m’a demandé si Room Service n’était pas sur DSK alors que je l’ai écrite en 2009.

«J'ai appris à marcher dans un supermarché...» (Supermarché) Parmi ces 5 chansons de grande consommation (qu'on entend dans les rayons) les plus diffusées en radio pendant les mois de janvier et février, le titre d'un morceau que vous pourriez chantonner avec plaisir : Je l'aime à mourir (Shakira), Ça ira mon amour (Rod Janois), Sexy and i know it (LMFAO), Beyond Magnetic (Metallica) et Du temps (Mylène Farmer).
- Sexy and i know it, mais torché à 5 du mat’. Le Shakira donne vraiment envie d’empoisonner des pigeons. Mais c’est cool pour Cabrel, il va pouvoir s’acheter des cordes de guitare.

Dans Docteur, vous suppliez «Je voudrais juste être quelqu'un/ Que l'on se souvienne de mon nom...» Le mensuel Technikart qui déteste la variété vous classe 76ème de sa "Power list 2011".
- Attention, je suis rarement le personnage de mes chansons. Docteur, c’est surtout une chanson sur le trou de la Sécu. Quant à la notion de « variété », c’est intéressant. On est le seul pays à avoir cette catégorie, ce genre, qui ne veut absolument rien dire d’un point de vue musical. J’ai beau chercher j’ai du mal à comprendre. Ça a le mérite du mystère.


Et cela contribue à ringardiser la «chanson française», laquelle appellation n’est pas géniale non plus… Étienne Daho, auquel on pourrait vous apparenter dans ce que vous apportez de sexy à la « production made in France » (est-ce plus glamour ?), se présentait comme un « chanteur de variété » dans une interview lue jadis dans Les Inrocks probablement. Et vous ?
- On va la faire simple, je fais de la « pop point-barre ». Mais si je dis que La Fonte Des Glaces est inspirée des lieder de Schubert et que Je Vous Promets tente de réconcilier Donna Summer et Kurt Weill, on va mettre ça où sur les têtes de gondoles et dans les chapôs ?... J’imagine que dire que tu fais de la variété pour un mec comme Daho c’est surtout une manière polie de couper court à la conversation. Son truc est bien plus compliqué que ça. Cela dit personne n’a le monopole de Trenet ou Piaf.

Tiens, au débotté, la première chanson de Trenet et de Piaf qui vous vient à l’esprit, là ?
- Ménilmontant et Johnny tu n’es pas un ange, pour les mélodies.

Sur « le trou de sécu », disiez-vous ?...
- J’écris d’abord les musiques. Ce sont elles qui inspirent les textes. Quand j’étais jeune on me faisait écouter « Les Quatre Saisons » de Vivaldi, en me demandant de deviner à quelle saison correspondait tel mouvement. Je travaille dans l’évocation. Pour le trou de la sécu, c’est un raccourci pour dire que je voulais parler de tous ces gens qui ont pris la médecine institutionnelle pour totem. Y’a clairement une question de stimuli organisés.

Drame chez les riches. Single en puissance, idéalement «clippable» et définitivement entêtant... Mais que font-ils chez Barclay? Ils changent leurs statuts facebook? Cela fait penser, digressons, à une comparaison saugrenue : il y a du Brel et du François Rauber des MARQUISES (sorti chez Barclay le 1er novembre 77) dans la réalisation de DOUBLE DÉTENTE. Avez-vous une formation musicale ?
- J’aime beaucoup Orly sur cet album que j’aime bien écouter au casque. Non je n’ai pas de formation musicale à proprement parler. Pour ce que je fais, une bonne mémoire visuelle et auditive suffit.


Certains ont cru deviner l’ombre de DSK dans Room service, d’autres verront dans FBI la silhouette claudiquante d’un personnage élyséen, l’histoire d’un personnage « à double fond » qui possède « des dossiers sur tout le monde » et pourrait « tout faire péter »…
- Pour FBI, c’est la première fois qu’on me la fait mais ça devient passionnant. C’est mon hommage à tous les complotistes du monde. À leur désespoir. À leur désœuvrement.

La nonchalance qui vous caractérise dans l’interprétation de vos chansons, ça se travaille, c’est de naissance ?
- Mon cerveau aurait bien voulu que je sois Rod Stewart mais mon corps en a décidé autrement. Ne jamais trop aller contre la nature.

«Je vous promets le changement ayez confiance». En cette période où l’on promet de raser gratis, dommage de ne pas avoir envoyé aux radios Je vous promets, la plus « disco » des lettres adressées aux Français !
- C’est une fausse chanson « à texte ». Je n’y dénonce rien, je décris juste le désordre neurologique du candidat imaginaire que j’incarne.

Le dernier titre du CD s’intitule La fonte des glaces, déjà évoquée dans le deuxième vers du morceau d’ouverture.
- C’est l’une des questions ultimes. La survie de l’espèce... Ou la fin d’un whisky.

Où a été prise la photo de la pochette de DOUBLE DÉTENTE ?
- Dans le XVème arrondissement. Derrière le front de Seine, ce quartier expérimental, ces « Champs-Elysées de l’an 2000 » qu’avait voulu Pompidou avant d’être interrompus par Giscard. Une curiosité urbaine. Un fantasme de Progrès collectif, esthétique, technique… Il y a 1000 ans, quoi.


DOUBLE DÉTENTE est votre deuxième album. Le premier, qui s’appelle AUCUN MAL NE VOUS SERA FAIT, sonnait-il aussi bien?
- Je ne sais pas. Il faudra voir avec le temps. Je veux surtout qu’ils se complètent, qu’ils forment un ensemble, une équation à inconnu permanent : le prochain album.

(entretien Baptiste Vignol)

Belle étrangère


Dans le temps, on pouvait acheter des 33 tours pour leurs pochettes, parce qu'elles émouvaient, intriguaient, amusaient, parce que la photo était bonne et donnait envie de découvrir le disque, comme l'affiche d'un film peut vous pousser au cinéma. L'apparition du disc laser comme on l'appelait au début des années 80, avec son format au rabais (14x12,5 cm), a sapé l'atout du vinyl... Désormais, les jeunes gens ne fouinent plus chez les disquaires, ils téléchargent gratuitement leurs chansons préférées qu'ils écoutent en mono sur leur téléphone... Qualité 78 tours. À se demander pourquoi les labels continuent d'envoyer leurs artistes en studio. Certaines pochettes cependant sont assez réussies pour inciter quelques maniaques à s'offrir un CD afin de feuilleter son livret et voir ce qu'il raconte. L'effet de NARROW, deuxième album d'Anja Plaschg, musicienne autrichienne âgée de 23 ans qui se fait appeler Soap&Skin et dont le visage serait celui d'une Scarlett Johansson rousse qui aurait posé pour Vermeer. Soap&Skin propose huit chansons hors normes, sorties d'on ne sait quel sous-bois, six anglaises, une allemande et une reprise en français, Voyage voyage, dont la chanteuse Desireless, en 1987, avait fait un hit européen qui avait même franchi les océans. De quoi mettre à l'abri l'auteur Jean-Michel Rivat (qui signa plusieurs textes pour Michel Delpech à qui d'ailleurs était destinée la chanson) et son collaborateur, le co-compositeur et verni Dominique Dubois.
Clippée par Bettina Rheims - c'était là l'une de ses premières réalisations-, Claudie Fritsch-Mentrop, alias Desireless, était devenue un phénomène, portée par sa chevelure, la clarté du morceau et son thème propice à la rêverie. «Sur les dunes du Sahara/ Des îles Fidji au Fujiyama/ Voyage, voyage/ Ne t'arrête pas.» Aux antipodes du traitement froid et synthétique qui habillait la version de Desireless («dénué de désir» en anglais), Anja Plaschg propose une berceuse envoûtante qu'elle interprète au piano, en s'efforçant de la chanter en français... Un parti pris qui va sans doute en étonner beaucoup en ces temps de défaite acceptée de la langue française et qui ne saurait souffrir le moindre sarcasme car la langue appartient à celui qui la parle soulignait Mario Soares, a fortiori à celle qui a pris le parti de la chanter.
Le pouvoir d'une chanson. La beauté énigmatique d'une pochette.

Baptiste Vignol