Barouh s'est barré...


C'est un choc. Il y a un mois encore, à l'occasion du lancement de l'ouvrage «Les tubes, ça s'écrivait comme ça» pour lequel Pierre Barouh avait donné un entretien-fleuve sur sa vie, ses chansons, son amour des rencontres, il était arrivé tout sourire, son casque sous le bras, entrant dans la librairie Parallèles, rue Saint-Honoré, les doigts dans sa belle chevelure blanche. Il avait retrouvé ce soir-là son vieux copain Frank Thomas qu'il n'avait pas revu depuis au moins vingt ans. «Tu sais qu'on est tous jaloux de toi» lui avait dit Thomas, en l'embrassant. Devant l'air étonné de Barouh, le parolier (Frank Thomas est l'auteur de Marie-Jeanne pour Joe Dassin, du Téléphone pleure pour Claude François, de Dites-moi pour Michel Jonasz…) précisa sa pensée: «“La Bicyclette”, “Les Ronds dans l'eau”… On aurait tous rêvé de les écrire, ces chansons-là!» Après avoir longuement bavardé avec ce complice de toujours, revu François Bernheim, rencontré Vincent Baguian et dédicacé quelques livres à des admirateurs, Pierre Barouh s'en était reparti à scooter dans la nuit de novembre, saluant tout son monde d'un fraternel «À bientôt!» Deux jours plus tard, il chanterait au Trianon pour une soirée exceptionnelle qui lui était donnée à l'occasion des cinquante ans du label Saravah qu'il avait fondé en 1966 et par lequel il produisit les splendides premiers albums de Brigitte Fontaine, David McNeil, Barney Wilen, Allain Leprest, Pierre Akendengue, Carole Laure, Philippe Léotard ou bien encore Maia Barouh. Quand Pierre Barouh vous recevait à Paris, c'était dans sa cuisine campagnarde… À deux pas du Panthéon. On cassait des noisettes. Les heures s'écoulaient doucement. La vision du monde de cet éternel voyageur était passionnante. Et puis il vous emmenait parfois voir ses bambous au fond de son jardin. 

(Pierre Barouh devant ses bambous, avril 2015. Photo: B.Vignol)

Dans «Les tubes, ça s'écrivait comme ça», Pierre conclut ainsi son témoignage: «J’ai toujours été disponible pour aider à la reconnaissance du talent des autres. Ce qui s’est prolongé, c’est vrai, par un prosélytisme qui est très chiant pour ceux qui m’entourent. Que j’aime un film, un chat, une chanson, et j’emmerde tout le monde. Sans parano, pour cette aristocratie médiatique qui fait écran entre le créateur et le public, j’ai dû être un mec tellement perturbant qu’on m’a placardisé dans le ghetto de l’utopie. Pourtant, en ce moment, petit à petit, je suis en train de glisser de ce ghetto au mythe! (Rires) Plein de gens commencent à mythifier et moi et mon parcours, alors que je continue chaque matin d’aller faire mon flipper au bistrot du coin. Je serai toujours à côté de la plaque ! Concernant la chanson, bien sûr, on a ratifié mes succès populaires puisqu’on ne peut pas faire autrement, mais mon statut d’auteur n’a jamais été reconnu en France. Il le sera, je le sais ; peut-être serai-je encore là, peut-être pas, je vais avoir 81 ans… Mais il le sera, et je m’en tape à mon âge. C’est une situation complètement paradoxale qui, et c’est ce qui m’importe le plus, ne m’a jamais empêché de bien m’amuser.» Tout est dit.

Baptiste Vignol

La dernière, hélas, longue interview de Pierre Barouh se trouve dans ce recueil d'entretiens, paru en novembre 2016 chez La Tengo, «Les tubes, ça s'écrivait comme ça - La parole aux paroliers»:

Tombée du ciel


Ses anciens disques restaient parmi nos préférés d'une époque prometteuse où Nina Morato, dans la ligne de Catherine Ringer, semblait devoir prendre la tête des nouvelles frondeuses parmi lesquelles figuraient alors les Elles, Clarika, Rachel des Bois, Zazie ou bien Gina et l'orchestre… Mais qui se souvient encore de Gina? Avec son premier album, JE SUIS LA MIEUX, Nina, elle, décrocha la Victoire de la Musique de la révélation féminine de l'année en 1994. Et c'était mérité. Maman (sur lequel jouait un tout jeune guitariste du nom de Matthieu Chedid…), L'amant d'un soirT'es con je trouve / Mais j'aime bien comme tu bouges…») et Je suis un vrai garçonJ'veux pas! / Lèche-moi…») ont gardé leur fraicheur insolente. Ce qui charmait aussi chez la Parisienne, c'était la voix, matoise et enchanteresse. D'ailleurs, il suffit d'écouter Le bal des parfums ou Mon bébé qui dort, ces douceurs, pour succomber à nouveau… Deux beaux albums suivront, L'ALLUMEUSE (1996) et MODERATO° (1999), avant le grand silence. Pourtant, la voilà revenue, rompant dix-sept années d'absence! Dans un pays normal où, parce qu'il soutiendrait sa richesse musicale, l'on ne s'ennuierait pas en écoutant la radio, trois ou quatre chansons de ce disque embraseraient déjà les playlists: Tout est doux, vaporeuse et maternelle, Hollywood et son refrain qui colle, Ah non, non, non, non sur lequel un guitariste-chanteur du nom de Matthieu Chedid lui donne aujourd'hui la réplique ou Fanfaron, sur les ordures qui bastonnent leurs compagnes. La plus profonde d'entre elles, En toi, cartographiant les différents foyers de l'effervescence, de la révolte et des résistances imprévues en ce début de siècle que seul le genre féminin pourra peut-être sauver de l'apocalypse: «Mes oreilles vivent en Afrique / Mon sang en Afghanistan / Poing levé en Tunisie / Mais en Toi / Je me rassemble…» Quand la Morato l'ouvre, ça n'est pas pour faire la maligne.

Baptiste Vignol


L'air libre de Bertin


C'est un homme de mots et de notes, qu'écoutent seuls dans leur coin quelques centaines d'admirateurs. Sa faute à lui d'abord, qui, avec courage, s'autoproduit depuis quarante ans, s'étant volontairement mis à la marge. Histoire d'avoir la paix. Mais cela n'empêche pas son œuvre d'avoir été deux fois couronnée par le Grand Prix de l'Académie Charles Cros. Il y aurait un livre à écrire sur l'art de Bertin. Trois ans après L'ÉTAT DES ROUTES, dont la beauté laissait bouche bée, le vingtième-huitième volet de sa discographie est sorti juste avant l'été: SEUL, DANS LE PAYSAGE. Disponible chez Velen, contre une vingtaine d'euros qui ne pèse pas bien lourd pour autant de grandeur. Bertin écrit, compose et chante avec le soin de l'accordeur. D'ailleurs, a-t-on pratiqué ce métier de troubadour avec autant de dignité dans l'exercice particulier qu'est celui de la diction, de l'interprétation depuis, disons, Yves Montand? Rien ne dépasse mais tout s'envole au souffle de son inspiration. «Vous étiez réunis, je vous sentais dans l'ombre / Les yeux sur moi comme ceux de mille félins…», dépeint-il pour ouvrir l'album, et l'on comprend d'entrée que rarement chanteur n'avait tendu à son public miroir aussi profond. «Tout ce que vous n'osez pas dire, qui vous pèse, / La foi qui n'a nulle issue, le besoin d'amour, / Je sais cela, hors vous étiez comme la braise / Qui chante et fait ce parfum d'orchestre du four...» C'est parce que ses chansons uniques ont le pouvoir de dompter les âmes perdues qu'elles leur deviennent indispensables. Explorateur d'une voie sur laquelle deux aventuriers ne pourraient pas marcher de front, Jacques Bertin avance. En solitaire.

Baptiste Vignol


Elle est pour toi, cette chanson


Des chansons féminines, coquines, carrées, écrites, rebondies, légères, décalées, sexuelles, poilues, poivrées, demi-mondaines, léchées, crues, farouches, aguicheuses, fières et dévergondées. Du Colette Renard 2016. Revancharde aussi pour la plus sulfureuse d'entre elles: La Sol Do Mi. Bizarre mais jamais jusqu'ici, sauf erreur, ce jeu de mots n'avait été tenté. Si cette chanson est la moins grivoise de l'EP, c'est aussi la plus libertine au sens historique du terme puisque l'auteure y affirme sa liberté et son indépendance face au directeur artistique réputé de la place qui, séduit par les paroles d'une de ses maquettes en ébauche, lui demanda de lui envoyer son texte par courriel avant de se l'approprier en le modifiant légèrement pour l'offrir à l'une des stars de son catalogue. C'est aussi ça l'univers de la variété. Des voleurs se pavanent aux victoires de leur musique. Se reconnaitra-t-il? La mise au point dure deux minutes et quarante-et-une secondes. La Sol Do Mi. Et c'est jouissif.

Baptiste Vignol


Çui qu'on est avec



C'était une chouette émission sur M6, de celles qu'on ne voit pas passer. Ça devient rare. Filmés sagement, à l'ancienne, Renaud et ses très proches (délicieuse Dominique qu'on n'avait jamais vue s'exprimer autant, et avec quelle clarté; fraternels Pierre Tarde et Bloodi qui accompagnent l'artiste au quotidien; attentif et attentionné David Séchan, le jumeau du chanteur) répondent à une voix off (celle du journaliste Didier Varrod), complice et chaleureuse. Et Renaud de parler, sans jamais s'étaler, guidé par ses maîtres: «"On ne pose pas de question à quelqu'un qui est ému", disait René Char. Et je suis ému.» Voilà qui cadre l'ambiance. Comment dès lors rester de marbre devant la tendresse de Renaud lorsqu'il évoque sa vieille mère de 95 ans venue le voir au Zénith début octobre 2016 ou les yeux éblouis de son fils Malone qui le découvrait, là, sur scène: «"C'est bien ce que tu fais, papa!"». Comment ne pas pas se marrer avec lui lorsqu'il revoit réjoui des images d'archives montrant un Coluche déconnant? Comment ne pas sourire lorsqu'il tente d'imiter la voix fluette de Marie Dormoy l'invitant à entrer chez elle, alors qu'il avait dix ans, pour réclamer un autographe à Georges Brassens qui lui rendait visite? Et comment ne pas s'émouvoir par sa profonde sensibilité lorsqu'une minute plus tard, au bord des larmes, Renaud se rappelle la mort du poète qu'il apprit à la radio en se rendant à une répétition: «J'étais au volant de ma voiture, je me suis arrêté sur le bord de la route pour pleurer, comme je pleure maintenant»? Comment encore ne pas être troublé lorsqu'il parle de son père romancier, de cette pudeur excessive qui les sépara, affirmant: «C'est grâce à lui si j'écris comme ça»?... Mais ce qui frappe aussi dans cet entretien, c'est le regard froid, presque intransigeant de Renaud sur ses chansons quand il se voit les interpréter en spectacle au fil de sa carrière. Aucune complaisance. Ce qui marque enfin, ce sont ces sourires captés dans le public, qui ressemblent à des caresses, et qui illuminent le visage de milliers de fans de tous âges reconnaissant «leur» Renaud debout dans la lumière de miraculeuses retrouvailles. Cet amour est celui de gens normaux, du peuple, qui galèrent souvent, n'ont cure des ineptes donneurs de leçon et trouvent dans l'œuvre du chanteur, son personnage unique et ses fragilités, le reflet miroitant de leurs vies, comme celui d'un incendie dans le ciel, la nuit. 

Baptiste Vignol


Carrière cassée



Quinze ans qu'elle n'avait pas enregistré de chansons originales! Et pourtant, malgré le temps qui passe, et les modes qui vont avec, son retour cet automne demeurait un événement. C'est dire si Patricia Kaas est une chanteuse populaire, peut-être la dernière en France de cet acabit. Si les deux premiers extraits entendus sur les ondes (Le jour et l'heure, Madame tout le monde) n'emportèrent pas les foules, la voix, elle, était là, royale, épaisse et saisissable. Assez pour espérer un disque de jolie facture. Treize morceaux le composent, mais la faiblesse des mélodies en font un album pour rien. D'ailleurs, le meilleur titre est celui où Kaas parle, Ma météo personnelle, et dans lequel elle parait enfin ne pas trop s'ennuyer, malgré d'étonnantes répétitions: «Où est ton souffle chaud qui soufflait sur mes côtes / Sur mes petits reliefs dans nos matin torrides?»… Le comble du gnangnan revenant à Marre de mon amant torchée par Arno où l'interprète répète: «J'en ai marre de mon amant / Mon amant c'est un charlatan»... Bien. La variété française, celle qu'on nous donne à souper, manque de compositeurs. Le grand public ne s'y trompe pas qui n'a plus les moyens de mettre à la légère sa main au porte-monnaie: 7.000 exemplaires seulement du nouveau «Patricia Kaas» se sont vendus la semaine de sa sortie, ne se classant qu'à la onzième place du Top, quand M. Pokora en écoulait 70.000 rien qu'en reprenant les airs les plus sautillants de Claude François... Probablement mal conseillée, la chanteuse de Forbach est en train de laisser filer ses plus belles années. Son dernier véritable hit ne remonte-t-il pas à 1993 (Il me dit que je suis belle, n°3 du Top 50, écrit par Jean-Jacques Goldman)? François Bernheim et Didier Barbelivien qui créèrent son personnage en co-signant l'essentiel de ses méga-tubes (Mademoiselle chante le blues, D'Allemagne, Mon mec à moi, Quand Jimmy dit, Les hommes qui passent, Entrer dans la lumière, Regarde les riches...) doivent se désoler de voir celle qu'ils portèrent si haut dans le cœur des Français les ignorer avec autant d'obstination, depuis bientôt vingt-cinq ans. Que devient une chanteuse populaire quand elle n'a plus de chansons?

Baptiste Vignol