Les Francofolies de La Réunion se tiennent début mars, à Saint-Pierre, dans le sud de l’île, à la fin de l’été austral, et l’on s’y rend en savates, dans le bruit des vagues qui cassent sur le lagon. L’affiche proposait cette année deux lauréates des dernières Victoires de la Musique décernées en février, ainsi qu'un phénomène de société comme on n’en avait plus connu depuis Stromae. L’occasion de voir en vrai ceux qu’on couronne à Paris. Clara Luciani ouvrit la soirée du vendredi. Faut-il rappeler qu’elle était inconnue il y a à peine un an? Son set débuta par une averse, grosse et tiède, comme on les aime sous les tropiques et qui doucha le public. « Ça vous arrive souvent? », demanda-t-elle alors qu’on astiquait la scène à grands coups de balais en caoutchouc. Spontanée, Clara Luciani est d’une élégance romantique. Jamais aguicheuse, elle ne fait pas durer les morceaux, ni ne se love dans les applaudissements. Elle enchaîne des chansons taillées pour la scène et maintient une tension fort rare en variété française. La bouteille d’eau qui se trouvait à ses pieds, jamais Clara ne s’en saisit. Elle avance. A pas chassés. Et clignote des épaules, qu'elle anime en les actionnant de bas en haut comme c’est son gimmick. Elle n’est jamais « gros doigt » (expression réunionnaise) dans son rapport au public. Et ne tombe pas dans le piège de la chanteuse qui laisse penser qu'elle pourrait être une bonne copine ou dans celui de la diva qui se la raconte un peu. Elle reste insaisissable, juste ce qu'il faut… En cultivant l’équilibre, le mystère. Son côté Gréco, sa touche Hardy, c’est clair. Juliette, Françoise, Clara, la constellation foudroie. Sur scène, la Provençale est accompagnée par quatre jeunes musiciens au plumage noir. Un bassiste au groove magnifique, Adrian Edeline. Un guitariste nerveux, Benjamin Porraz, dont le jeu incisif se nappe de saillies orageuses – et qui, gloire au ciel, ne grimace pas en se tordant sur le manche de son instrument. Un batteur, Julian Belle, parfaitement dans le ton et qui n’assomme pas les chansons. Un claviériste enfin, Alban Claudin, qui donne l’air, penché sur sa machine, de bricoler, de chercher des trésors ou de faire des expériences très compliquées… Cocktail capiteux.
Après une barquette de couscous, quelques bouchons, un sandwich pour s'alimenter pendant que Cali chantait Léo Ferré, le vaisseau de la belle jeunesse reprenait la mer avec Jeanne Added à la barre. L'époustouflante. Que fait-elle en terre créole avec ses chansons anglaises dans un festival censé promouvoir la francophonie? C’est vrai, la question se pose, mais se vide d’elle-même sitôt qu'elle apparait. Jeanne Added pourrait chanter en yaourt qu’elle serait fabuleuse. Dotée d’une voix exceptionnelle, elle danse et bouge avec une grâce ensorcelante. Qu’on nous donne le nom d’une rockeuse qui danse avec autant de style, de sensualité, guerrière parfois, et dont le naturel absolu la rend totalement captivante. Sur la piste d’un club à New York, à Bangkok, à Buenos-Aires ou à Saint-Pierre-de-la-Réunion, Jeanne Added bougerait ainsi, cela ne fait pas un pli. Ça se voit. Pas de chorégraphie ici – les heures de répètes ne se sentent pas. Tout est naturel, fluide, libre. Ça coule de source. Elle danse comme on skie hors piste. C’est long. C’est sexy. Et c’est fascinant. Dans d'admirables lumières de saison, pourpres, sous la Voie lactée... Aux claviers et aux chœurs, Narumi Herisson et Audrey Henry. A la batterie, Emiliano Turi. Un quatuor de classe mondiale. Show fascinant.
(A l'école des fans de BigFlo & Oli)
Le lendemain, deux Toulousains super stars et frangins, l’air affable, ont fait joujou pendant deux heures et quart avec dix mille spectateurs au taquet. « A droite! » Et la marée humaine de faire trois pas à droite. « A gauche. » Foule aux ordres. « Les mains en l'air… Tout l’monde ! Même les riches au fond! » Et les VIP de se marrer, dans leur salon surélevé, en levant vaguement les bras. « On s’avance…» La marée monte. « Attention, pas trop! » « On recule. » La marée descend. « On se baisse… Allez, on se baisse, même les vieux! »… Et voilà dix mille personnes accroupies. « Levez-vous maintenant! » « Sautez » (Au salon VIP, qui tremblait sous les bonds de gamins au bord de l’hystérie, on entendit sourdre un petit « Euh, Furiani… ») Mais déjà BigFlo & Oli avaient hurlé: « Faites du bruiiiiiiit!!!! »… Et c’était reparti. Les deux idoles ont donc distribué leur bonne parole en enchainant sans vaciller des tubes repris en chœur par des milliers de gorges innocentes. Cette incroyable communion aura forcément touché celles et ceux qui, par on ne sait trop quel mystère, étaient passés à côté de leurs raps.
Avec l’arrivée des Clara Luciani, Angèle, Aya Nakamura, Chris et Jeanne Added, les leçons de BigFlo & Oli, une page de la variété
made in France est en train de doucement se refermer sur une génération de dinosaures dont la gloire parait aujourd’hui bien fanée… La chanson germe encore.
Baptiste Vignol