Se souvient-on de cette chanson des Frères Jacques : « Quand l'équipe de Perpignan/ S'en va jouer à Montauban/ Ils engrossent évidemment/ Quelques filles de Montauban... » (C’est ça l’rugby) ? C’était en 1963. Et le rugby était encore un sport confidentiel. Beaucoup l’imaginaient cantonné dans quelque île boueuse d’Angleterre, ou bien pratiqué par des farfelus du Sud Ouest, entre Biarritz et Brive-la-Gaillarde. Ses joueurs, jurait-on, n’avaient pas inventé l’eau tiède. Pensez donc : de drôles de gaillards aux oreilles en choux-fleur… Quant à leurs préoccupations, passé l’art du plaquage, elles devaient raser les pâquerettes.
Mimant le footing obligé des matins d’entraînements, les Frères Jacques, par une pirouette rhétorique, tempéraient en toute équité : « Quand l’équipe de Montauban/ S’en va jouer à Perpignan/ Ben ils engrossent, c’est évident/ Quelques filles de Perpignan… ».
En réalité, tout le monde savait bien que les rugbymen n’étaient pas des brutes ignorantes… Loin s’en faut. Mais ce sport a toujours généré une sorte de fantasme rabelaisien, nourri par ces mystérieuses 3ème mi-temps où les joueurs font bombance juqu’au bout de la nuit. Qui oserait leur chercher noise, pendant qu'ils festoient, sinon le matamore amer ? « C'te nuit j'ai failli foutre une danse/ À quinze rugbymen en virée/[…] J'aime pas les costauds quand j'ai bu/ Ni à jeun » (Pochtron Renaud, 1983). Tu parles.
Aujourd’hui, l’idole de ces dames s’appelle Sébastien Chabal. Une montagne de muscles sous une tignasse brune. Un look préhistorique que conforte une barbe sauvage, et lui vaut de redoutables surnoms : Attila, l’anesthésiste ou… le désosseur ! Un guerrier tout en poils, sans chichi ni malice ; quand ses collègues du Stade Français se rasent jusqu’au pubis pour illustrer des calendriers, cultivant par là même une astucieuse ambiguïté. « Les garçons ont, dit-on/ Des mœurs singulières/ Dans les vestiaires… » (Les garçons dans les vestiaires, 2001) préciserait Clarika dans un clip où les hommes de Max Guazzini batifolent dénudés… Mais le rugby est devenu un spectacle, au sens débordien. Il s’est professionnalisé. Ses stars sont body-buidées. S’il continue de porter, par-delà les clichés, des valeurs essentielles de courage et de loyauté, si les rugbymen ne contestent jamais l’arbitre, si les vaincus saluent toujours leurs vainqueurs, le jeu, sacrebleu, ne se serait-il pas aseptisé ? « [Il n’y a pas si longtemps,] rappelle Daniel Herrero, on ne jouait pas à Agen comme à Béziers. L’Auvergnat, qui se préoccupe toujours de l’hiver prochain et de l’été à venir, ne pratiquait pas le même rugby à Clermont qu’au Puy. Aujourd’hui, cette beauté-là se rogne. » (L’Humanité, 8/9/2007) Et les Bleus, n’auraient-ils pas perdu leur fraîcheur; cette imprévisibilité que les Anglo-saxons appelaient naguère le french flair ?
Mais il y a pire. Du 7 septembre au 20 octobre 2007, la France organise la 6ème Coupe du Monde de Rugby. L’occasion d’en prendre plein les yeux. Car le rugby est télévisuel – Léo Ferré l’avait bien noté :“On m’appelle la télé, la montreuse électrique/[…] Moi, pour prendre un coup d’air, faut qu’j’me tap’ le rugby” (La complainte de la télé, 1966). On y trouve tous les ingrédients qui stimulent l’audimat : des muscles, du sang et des larmes. Des tatouages aussi, et de fameux cris de guerre. Le Haka pour les Blacks ou le Cibi tau des Fidgiens. Une grande fête populaire opposant vingt armadas exotiques dans une imposante mêlée de cultures.
Les yeux du monde sont maintenant braqués sur la France. Or, en terme d’économie, ce tournoi est le troisième événement sportif de la planète, derrière les Jeux Olympiques et la Coupe du Monde de Football. Il s’agit de faire bonne figure, de soigner l’image du pays et de chasser des centre-villes les sans-abris coupables d’une « gêne olfactive anormale ». Quand les élus de la nation s’assoient sur les principes d’humanité les plus élémentaires… Nous revient alors en mémoire cette chanson d’Alain Souchon (Petit tas tombé, 1999) sur le sort des SDF : “Oh là, sur le monde, un peu de honte qui monte/[…] Une odeur de cendre/ Une vie sans valeur marchande/[…] Attention piéton/ Une âme est sous les cartons”.
Qu’en est-il précisément ? Ici, un maire UMP qui souhaite employer un produit chimique anti-vagabonds comme on dératise une cave. Et là, un éminent socialiste qui verrouille les berges d’un canal pour éviter que des tentes s’y dressent. « Honneur aux forts/ C'est la loi des forts » (C’est ça l’rugby) assuraient les Frères Jacques, se gardant bien du superlatif.
Honneur aux forts, oui, sans la loi du plus fort ! Le rugby, en effet, qui prône des vertus de solidarité, ne méritait vraiment pas qu’on organisât la chasse à l’homme.
Baptiste Vignol
En réalité, tout le monde savait bien que les rugbymen n’étaient pas des brutes ignorantes… Loin s’en faut. Mais ce sport a toujours généré une sorte de fantasme rabelaisien, nourri par ces mystérieuses 3ème mi-temps où les joueurs font bombance juqu’au bout de la nuit. Qui oserait leur chercher noise, pendant qu'ils festoient, sinon le matamore amer ? « C'te nuit j'ai failli foutre une danse/ À quinze rugbymen en virée/[…] J'aime pas les costauds quand j'ai bu/ Ni à jeun » (Pochtron Renaud, 1983). Tu parles.
Couturé de partout, taillé comme un Hercule, le rugbyman pratique un sport honorable, de souffrance et de corps à corps. Comme il y a les chapons, les chihuahuas et les joueurs de football, il y a les coqs de combat, les Bull terriers et les rugbymen ! Les femmes sont rarement insensibles aux mâles appâts de ces forts à gros bras.
1968 : la France accomplit son premier Grand Chelem. Dans la foulée, Georgette Plana, qu’une reprise de Riquita avait récemment propulsée au sommet des hit-parades, conseille aux rosières repenties d’épouser un pilier : « Vous aurez pour charmer vos jours/ Un champion du sport et de l’amour » (Rugby Marche). 100% garanti. À cette époque, le rugby se vivait à quinze, dans le culte du maillot. Seul le porteur du brassard avait droit à quelques honneurs, ce qui ne le sauvait pas des mornifles ! « Le capitaine a vraiment pas de bol/ Y z'y ont mis le pif comme une girolle/ Et sur la touche les infirmiers/ Rafistolent son fer à souder » (Vive le Quinze Pierre Perret, 1971).
C’est à la fin des années 70 que la télévision modela ses premiers héros. Jean-Pierre Rives tout d’abord, baptisé Casque d’or. On le revoit encore, le visage en sang, diriger les opérations tel un général sur un champ de bataille. Serge Blanco ensuite, « le Pelé du rugby », ou Philippe Sella, « l’Incomparable ». Néo-Zélandais, ces joueurs auraient enfilé la tunique des All Blacks ! L’honneur suprême.1968 : la France accomplit son premier Grand Chelem. Dans la foulée, Georgette Plana, qu’une reprise de Riquita avait récemment propulsée au sommet des hit-parades, conseille aux rosières repenties d’épouser un pilier : « Vous aurez pour charmer vos jours/ Un champion du sport et de l’amour » (Rugby Marche). 100% garanti. À cette époque, le rugby se vivait à quinze, dans le culte du maillot. Seul le porteur du brassard avait droit à quelques honneurs, ce qui ne le sauvait pas des mornifles ! « Le capitaine a vraiment pas de bol/ Y z'y ont mis le pif comme une girolle/ Et sur la touche les infirmiers/ Rafistolent son fer à souder » (Vive le Quinze Pierre Perret, 1971).
Aujourd’hui, l’idole de ces dames s’appelle Sébastien Chabal. Une montagne de muscles sous une tignasse brune. Un look préhistorique que conforte une barbe sauvage, et lui vaut de redoutables surnoms : Attila, l’anesthésiste ou… le désosseur ! Un guerrier tout en poils, sans chichi ni malice ; quand ses collègues du Stade Français se rasent jusqu’au pubis pour illustrer des calendriers, cultivant par là même une astucieuse ambiguïté. « Les garçons ont, dit-on/ Des mœurs singulières/ Dans les vestiaires… » (Les garçons dans les vestiaires, 2001) préciserait Clarika dans un clip où les hommes de Max Guazzini batifolent dénudés… Mais le rugby est devenu un spectacle, au sens débordien. Il s’est professionnalisé. Ses stars sont body-buidées. S’il continue de porter, par-delà les clichés, des valeurs essentielles de courage et de loyauté, si les rugbymen ne contestent jamais l’arbitre, si les vaincus saluent toujours leurs vainqueurs, le jeu, sacrebleu, ne se serait-il pas aseptisé ? « [Il n’y a pas si longtemps,] rappelle Daniel Herrero, on ne jouait pas à Agen comme à Béziers. L’Auvergnat, qui se préoccupe toujours de l’hiver prochain et de l’été à venir, ne pratiquait pas le même rugby à Clermont qu’au Puy. Aujourd’hui, cette beauté-là se rogne. » (L’Humanité, 8/9/2007) Et les Bleus, n’auraient-ils pas perdu leur fraîcheur; cette imprévisibilité que les Anglo-saxons appelaient naguère le french flair ?
Mais il y a pire. Du 7 septembre au 20 octobre 2007, la France organise la 6ème Coupe du Monde de Rugby. L’occasion d’en prendre plein les yeux. Car le rugby est télévisuel – Léo Ferré l’avait bien noté :“On m’appelle la télé, la montreuse électrique/[…] Moi, pour prendre un coup d’air, faut qu’j’me tap’ le rugby” (La complainte de la télé, 1966). On y trouve tous les ingrédients qui stimulent l’audimat : des muscles, du sang et des larmes. Des tatouages aussi, et de fameux cris de guerre. Le Haka pour les Blacks ou le Cibi tau des Fidgiens. Une grande fête populaire opposant vingt armadas exotiques dans une imposante mêlée de cultures.
Les yeux du monde sont maintenant braqués sur la France. Or, en terme d’économie, ce tournoi est le troisième événement sportif de la planète, derrière les Jeux Olympiques et la Coupe du Monde de Football. Il s’agit de faire bonne figure, de soigner l’image du pays et de chasser des centre-villes les sans-abris coupables d’une « gêne olfactive anormale ». Quand les élus de la nation s’assoient sur les principes d’humanité les plus élémentaires… Nous revient alors en mémoire cette chanson d’Alain Souchon (Petit tas tombé, 1999) sur le sort des SDF : “Oh là, sur le monde, un peu de honte qui monte/[…] Une odeur de cendre/ Une vie sans valeur marchande/[…] Attention piéton/ Une âme est sous les cartons”.
Qu’en est-il précisément ? Ici, un maire UMP qui souhaite employer un produit chimique anti-vagabonds comme on dératise une cave. Et là, un éminent socialiste qui verrouille les berges d’un canal pour éviter que des tentes s’y dressent. « Honneur aux forts/ C'est la loi des forts » (C’est ça l’rugby) assuraient les Frères Jacques, se gardant bien du superlatif.
Honneur aux forts, oui, sans la loi du plus fort ! Le rugby, en effet, qui prône des vertus de solidarité, ne méritait vraiment pas qu’on organisât la chasse à l’homme.
Baptiste Vignol