—Quoi? La plus belle chanson d’amour de tous les temps?!
Dans la salle d’attente d’un cabinet d’urologie, feuilleter un vieux Paris-Match qui affirme: «“Les cent prochaines années”, premier titre de l’album du même nom, a été qualifiée de plus belle chanson d’amour de tous les temps par Le Figaro. On n’est pas loin de partager cet avis, vu la qualité émotionnelle de ce septième disque d’Albin de la Simone. À 52 ans, le chanteur signe un classique immédiat.» Bon sang! Qu’on me trifouille le zguègue vite fait pour que, toute affaire cessante, je file m'acheter ce trésor. Car il est des disques qu’il faut posséder, pour de vrai. Voilà. 14€99. L'avoir en main. L'émotion. Sur la pochette, un enfant, l'artiste probablement, dans les bras d’une femme dont on ne voit pas le visage. Au verso, la peinture d’un cerf dans une forêt. Astucieusement, cet animal, figure symbolique de la renaissance et de la longévité, évoque le nom du LP (LES CENT PROCHAINES ANNÉES) au dos duquel, en lettres argentées, luisent les onze titres du recueil. L'emballage est cartonné. Le livret, rose framboise. Il contient seize pages. Où les paroles sont reproduites en blanc. Sur l’enveloppe interne du CD, une photo du chanteur, assis sur un banc vert. Chaussé de bottines, vêtu d'un velours marron fauve, d'une chemise noire et d'une veste en daim, il joue de la mini-guitare. Le ciel est bleu, d'un bleu d'adieux, chargé de nuages cotonneux. Dans les crédits, Albin de la Simone remercie les musiciens qui l’accompagnent et raconte, non sans humour, ses voyages au Ja…
—Abrégez!
Pardon, lecteur. C’est long, c’est vrai, je m'égare et m'attarde, mais le trac, disons plutôt l’émotion, quand on aime la chanson, qu’on la vénère, peut vous ankyloser les méninges lorsqu’on est à deux doigts – et qu’on en a conscience !– de découvrir un chef-d’œuvre absolu dont Match affirme qu’il constitue, excusez du peu, « la plus belle chanson d’amour de tous les temps ». Alors, si l’on n’est pas, par dessus le marché, tellement porté sur les embrasements hâtifs, si l'on aime laisser flotter les rubans, on cherche, c’est bêta, mais tristement humain, à gagner du temps, on tourne autour du pot, on soliloque, et pour paraphraser une idole du rock français, on laisse monter le désir, hennir les chevaux du pl…
—S’il vous plait!
Vous avez raison, lecteur. Il est grand temps de se lancer, de se jeter dans le vide, celui de l’émerveillement, pour se laisser happer, submerger par les tourbillons d’une déclaration forcément volcanique, songez, «la plus belle chanson d’amour de tous les temps », qui nous tend, là, dans son petit écrin rose, ses appâts magnifiques, surpassant – c’est ce que Match insinue – Que je t'aime!, Amoureuse, Les Mots bleus, La vie ne vaut rien, Je t’aime moi non plus, L’Hymne à l’amour, À toi, Pour que tu m’aimes encore, Quoi?, Orly, Brandt Rhapsodie, À chaque amour que nous ferons, À peine, Que serais-je sans toi?, Message personnel, Le monde caressant, Ton style, toutes ces sornettes. Poser l’index sur la touche Play. Appuyer. Les dés sont jetés!... Quelques notes de piano. La chanson éclot. Et vite, très vite, affleure cette voix, cette voix masculine, envoutante, cette voix qui se gonfle. Cette voix. Cette voile. Cette houle. Qui vous enveloppe toute à sa façon, halitueuse et sensuelle. Après quarante-huit secondes d’orageux préliminaires, le refrain explose, éjacule (« Qu’est-ce que tu fais / Les cent prochaines années? / Je te verrais bien…») – la force de ces trois vers, du Baudelaire. Les larmes jaillissent aussitôt de nos yeux, comme deux fontaines, sans qu’on puisse les stopper. Cette chanson divine, c’est un fleuve! Une marée de remous. Ses flots vous emportent. Ils vous lavent. Vous élèvent. Vous guérissent. Et, miracle, vous recrée (alleluia, je gaule!). Alors on se la passe, on se la repasse, cette chanson, et l’on songe, abruti, reclu par le plaisir: « Béni soit Match. Je m'abonne. Pour les cent prochaines années !»
Baptiste Vignol
L'écrin rose
La grande justesse de Sophie
Vingt-cinq ans qu’elle chante. Vingt-cinq ans qu’elle nous enchante, nous qui l’écoutons. Certains artistes bâtissent une œuvre, patiemment, en soignant leur retour. LA VIE MODERNE est le huitième retour de La Grande Sophie (donc son neuvième album). Sa voix s’y fait plus précise, pop et dansante que jamais. Notable de constater que si les voix d’hommes se fanent en vieillissant, flétrissent, se rabougrissent (ne cherchez pas, pas un n’y échappe, ni même Daho), celles de leurs consœurs, souvent, s’éclairent et gagnent en pulpe, en épaisseur. Au fil de ces douze chansons, La Grande Sophie démontre également que son écriture est celle d’une autrice exigeante, musicale, pour qui les mots doivent se confondre aux mélodies qu’elle cisèle, et dont elle possède une recette, une marque, qui fait son style. Ensemble fut probablement écrite pendant le premier confinement et parait tellement datée, déjà (ceux qui juraient, au printemps 2020, que rien ne serait plus jamais comme avant… Hum.). La vie moderne parle du vieillissement qui isole, met au ban, autant que les réseaux, puisqu’aucun succès ne dure jamais tout à fait, ce qu’aborde également L’escalier: « Tu seras / Balayé / Tout comme moi / Balayée / Tu iras balayer / Devant ta porte tu apprendras à / Pagayer ». Vulgaire revient sur ce qu’il faut dire, sur ce que nous devons faire, les injonctions qu’on nous impose. Vendredi glorifie les amours baladeuses qui ne s’emprisonnent pas. Les au revoir fait une peinture réaliste sur les ruptures qu’on laisse si bêtement passer. Un roman fixe l’attente, qui finit par lasser : « Le temps que tu… / Le temps que… / J’ai d’quoi écrire un roman. » Bonne idée. Enfin, si Voir les gens pleurer aurait pu naître d’Alain Souchon, La mer pourrait bien être la plus belle sur ce thème depuis celle de Charles Trenet. «La mer / Nous attrape / Par les chevilles / Elle nous enlace / La mer / Avec grâce elle se retire et / On garde / Le sel / Collé sur nos peaux»... Le chemin vers le beau, c'est le mot juste. Tout est dit.
Complètement Schnock
Véronique Sanson est imprévisible, unique et d’une irrésistible drôlerie. En préparant ce numéro de Schnock, sorti le mercredi 7 juin 2023, nous sommes allés, Laurent Calut (un très proche de la dame) et moi, passer une soirée chez elle, en son royaume, à Triel-sur-Seine, pour évoquer, sans chemin de fer, sa vie, ses amours, ses emmerdes. Inoubliable nuit. Pas forcément dicible. Ce qui l’est est à lire dans le dossier de 87 pages que Schnock lui consacre. Et dans lequel se trouvent, outre notre « entretien », les superbes témoignages de Violaine, sa sœur, de Christopher Stills, son fils, de François Bernheim, avec lequel Violaine et Véronique fondèrent Roche Martin en 1967, de Bernard de Bosson, son producteur chez WEA et ami éternel, de Nicoletta, qui lui permit de s’envoler à New York retrouver Stephen Stills, et de Bernard Swell, figure privilégiée de ses années américaines, avec lequel Véronique a cosigné une dizaine de chansons, dont Rien que de l’eau. Un dossier dans lequel Laurent Calut, par ailleurs, détaille avec brio la « correspondance » secrète en chansons, ce ping-pong hyper émouvant qu’entretinrent, quinze années durant, Véronique et Michel Berger. Mais Laurent revient également sur les véritables circonstances, romanesques, du départ de Véronique Sanson pour les États-Unis, qui ne se limitent pas au trop fameux « je descends chercher des cigarettes ». Un dossier, enfin, où Alister, le rédac-chef de la revue, avec ce style et ce regard qui lui sont propres, établit le Top 20 des chansons de l’artiste (« Un top 10, c’était pas possible, c’est Sanson, les gars! »), mettant par ailleurs en lumière ses fulgurances textuelles et quelques à-côtés. Pour revenir et conclure sur cette nuit passée à Triel-sur Seine, Véronique nous expliqua, au détour de la conversation, alors que Laurent remettait une buche dans l’âtre, qu’elle ne comprenait vraiment pas pourquoi les mecs ne se maquillent pas les yeux. « Se maquiller les cils, ça vous change un homme! » Bien. Quelque peu étonnée du léger scepticisme qui recouvrit nos mines fatiguées – il était 2h40 du matin –, elle nous demanda de la suivre dans sa salle de bain. Et nous refit les yeux. La preuve. Depuis, je choisis moi-même mes crayons. Complètement schnock.
Baptiste Vignol
Au-dessus des nuages
«Déjà tout d'une grande.» Fin mars 2023, les médias s'emballent sur Zaho de Sagazan comme ils ne s’étaient plus emballés, de manière aussi unanime, depuis MULTITUDE de Stromae en mars 2022, avant de remettre ça en mai dernier, avec le nouvel Étienne Daho, TIRER SUR LES ÉTOILES. C’est ainsi. Parfois, la critique s’emballe et converge en meute à l'instar des nuées d’étourneaux, des essaims de criquets ou des bancs de harengs qui s'agrègent aveuglément. Compliqué dès lors ne pas être dubitatif avant de découvrir les chansons d'une jeune femme de 23 ans que l'on a directement comparée à Jacques Brel et Barbara. Et dont l'impressionnante tournée, portée par cet emballement, annonce déjà des Zéniths... Si tout n'y est pas parfait, n'en déplaise à ses fanatiques, LA SYMPHONIE DES ÉCLAIRS est un disque honorable, avec les défauts des premiers albums qui, parfois, les années passant, finissent par contribuer à leur charme. Inspiration ordinaire (Aspiration, Mon inconnu), voire gnangnan (Les garçons), message éculé (Ne te regarde pas), roulements de « r » agaçants parce qu'hélas un peu trop posés, hommage raté à Pierre Bachelet (Tristesse) n'empêchent pas deux chansons, deux très belles chansons de resplendir, flamberge au vent, et c'est jubilatoire. Les Dormantes d'abord, puissamment entêtante. Et La Symphonie des éclairs, dont l'univers rappelle les merveilles d’Angelo Branduardi qu'adaptait Roda-Gil. Enfin, ce serait redondance, après tout ce qui s’est écrit, dit, répété sur la voix de Zaho de Sagazan, de louer encore sa netteté, ses grincements boisés, son ampleur, ses rugissements rauques et ses émouvantes envolées. Précisons simplement qu'il suffit de l’entendre pour vouloir l’écouter. Ce qu'on appelle une voix.