Madame,
ce mardi
4 novembre 2019, accompagnée par la journaliste Marine Turchi, vous
avez répondu aux questions d’Edwy Plenel sur Mediapart à propos des violences
que vous avez subies, lorsque vous étiez une jeune adolescente, de la part
du réalisateur Christophe Ruggia. Votre parole ce soir-là fut d’une force inédite. Une heure
de vérité glaçante. Les mots manquent. Vous étiez d’une justesse. D’une
précision. D’une tenue. D’une générosité. D’un courage. D’une
clairvoyance. D’un engagement. D’une noblesse. Proprement exemplaires.
Qui ont ensemble résonné comme un énorme coup de tonnerre.
Après ce témoignage, rendu possible, comme vous l’avez magnifiquement
souligné, par celles qui ont osé s’exprimer avant vous (nous pourrions
remonter au texte de Lola Lafon et Peggy Sastre, « Les filles de rien et
les hommes entre eux», paru le 21 juillet 2010 dans Libération à propos
de Samantha Geimer), les accusations d'agressions sexuelles devraient s'enchainer
et bouleverser le cours ordinaire – et machiste – des
choses. La porte est grande ouverte. Même s’il se trouve
encore quelques hussards ridicules pour flatter de vieux criminels
répugnants. A ce sujet, votre mise au point sur Roman Polanski fut d’une netteté
lumineuse. Pour mémoire, en mars 1977, à Los Angeles, Polanski s'est vu condamner pour
avoir violé une enfant de treize ans. Sodomiser une fillette après
l’avoir alcoolisée, est-ce un crime, oui ou non? Cette question n’a pas
l’air d'obnubiler Jean Dujardin qui dimanche 3 novembre, sur le plateau
de Michel Drucker, affirma tranquillement souhaiter à tous les acteurs
de pouvoir travailler sous la direction de Polanski! Dans la foulée, l’inamovible animateur-star de France
2 crut bienvenu de saluer à l'antenne ce «jeune homme de 86 ans»… Il y en a qui n’ont vraiment pas
honte de s'avilir sur un canapé. Mais votre
témoignage, Madame, aura également servi à ce que certains hommes
puissent se retrouver subitement face à leur lâcheté. En effet, vous
écouter m’aura rappelé la tyrannie d’un présentateur de
variétés, Pascal Sevran, dont je fus, entre 1996 et 1999, l’un des
employés. M’est revenue comme un poison l'emprise sadique qu'il
cultivait sur les jeunes figurants de son émission. Tout comme je me suis souvenu de l’humiliante intimidation qu’il pouvait exercer sur
ses assistants auxquels il aimait répéter qu’ils «ne seraient rien
sans lui» puisqu'il les avait «inventés», quand il ne les avait pas carrément «sortis du caniveau»… (Toujours la même panoplie d'arguments prévisibles, du «Je l’ai découverte» de Ruggia vous concernant au «Tu me dois tout» de
Sevran à ses sbires...) Puis je me suis remémoré le triste défilé des garçons convoqués par Sevran dans sa loge calfeutrée les jours de tournage... Tout le monde savait au sein de l’équipe. Et personne ne disait
rien. C’était comme ça. Ses collaborateurs laissaient faire. D’ailleurs,
les victimes en question n’étaient-elles pas majeures, donc
consentantes?… Surtout, il y avait tant d’argent en jeu. Un
programme quotidien sur la deuxième chaine de télévision française,
ça rapporte. Assez pour se taire en hauts lieux. Après vous avoir
entendue, j’ai honte, vingt ans plus tard, de n'avoir pas réagi. Mais
comme la foule soumise, j’avais choisi le camp du silence. Et puis un matin du mois de novembre 1999, après m’être reconnu dans chacune des pages
du «Harcèlement moral» de Marie-France Hirigoyen, j'ai claqué la porte des bureaux de Sevran, écœuré par tant
d’inhumanité quotidienne… Dans un récit publié en 2000 («Cette chanson
que la télé assassine»), j’évoquais «les amabilités tactiles», la
pression, les menaces, le chantage qui sont monnaie courante au sein
des sociétés télévisuelles. En ayant pris soin cependant de ne point «trop» m’épancher. Même si j’avais à l'époque
l’impression d'en dire tellement… Vous avoir écoutée m’interroge.
Combien de milliers d’hommes se sont-ils ainsi tus depuis des décennies?
Par confort, par égoïsme, peur ou simple indifférence. Combien de vies Sevran
a-t-il fracassées en vingt ans de carrière, se sachant protégé par le
silence de celles et ceux qui l'entouraient? Après le cinéma, l'univers
nauséabond du PAF devrait se libérer. Le processus est
en marche. Certaines figures du petit écran doivent donc commencer à chier
mou. Un jour, Madame, grâce à vous, et grâce à celles qui vous ont précédée, les «porcs» de tous les milieux sociaux et professionnels n’oseront plus
être des «porcs», puisqu’il n’y a pas de meilleur terme pour les qualifier. C'est à vous toutes que nous le devrons. Une question demeure néanmoins : le mot merci est-il assez vaste pour vous signifier notre gratitude?
Baptiste Vignol