«Je suis là pour chanter»


Il n’y en a que pour Clara Luciani (radios, télés, couvertures de magazine), et l’on voudrait que ça dure encore. Un beau documentaire sur son premier passage à l'Olympia a été mis en ligne le 18 novembre, réalisé par France.tv pour la collection Jump!. La chanteuse s'y montre d’une modestie, d’une élégance et d’une subtilité rafraichissantes. La voilà par ailleurs gratifiée d'une consécration pierre&gillesque dans le cadre de l’exposition «La fabrique d’une idole» (il y a moins d’un an, avant son sacre aux Victoires de la Musique, personne ou presque ne connaissait Clara Luciani). Enfin, une troisième édition de son premier album (déjà vendu à 150.000 exemplaires) vient de paraitre, enrichie de cinq titres impeccables. C’est ici qu’elle fascine. Dans sa propension à composer de très bonnes chansons. Puisqu'elle n'a pas oublié d’où elle vient (il fut long le chemin...), Clara Luciani rappelle humblement sur le site du Parisien: «Je suis là pour chanter.» Façon de dire: «Ne m'en demandez pas davantage». A l'instar de Barbara qui répondait à ses laudateurs: «Je fais des petits zinzins comme une autre fait des robes et c’est tout!» Pour Le Parisien encore, l’auteure-compositrice provençale confesse craindre que sa créativité ne s’émousse. Une chose est sûre: le moment n’est pas venu. Car Clara Luciani semble posséder la recette des refrains Superglu bien qu'elle donne l'air de ne pas en être consciente – ce qui la rend irrésistible. Après La Grenade (38 millions de vues sur Youtube à ce jour), La Baie (2M) et Nue (6M), voici donc l’imparable et puissante Ma sœur dont le clip a été dévoilé le vendredi 22 novembre, veille du jour où la sororité s’est déployée à l’appel de #NousToutes contre les violences faites aux femmes. «Ma sœur nous avons des cœurs siamois / Et chaque coup que je reçois / Ricoche et me frappe deux fois…» Quand les artistes pressentent l'époque, leurs mots deviennent parfois des slogans. Pour preuve: «Prends garde / Sous mon sein la grenade

Baptiste Vignol

C'est de l'eau, c'est du vent


Ce qu'il reste d'un succès? La musique, quand on a oublié les paroles. C'est pourtant grâce à leur impact, leur poésie, qu’une chanson accroche l'oreille du public et s’immisce dans son inconscient. Imperceptiblement. Comme la vague s’échoue sur la grève et s'imprègne en partie dans le sable avant le reflux... D’où l’intérêt d’être servi(e) par des auteurs capables, solides et inspirés. C’est avec un titre inédit, Vague à l’âme sœur, sorti à l’occasion d’une compilation (BEST OF & VARIATIONS), que Vanessa Paradis rappelle quelle formidable interprète elle peut être sitôt qu'on lui donne de quoi s'exprimer. Sur une musique de Mark Daumail, elle évoque (texte de Bertrand Belin) le destin des amours soudaines qui, soulevées par le souffle des vents, se balancent comme des hamacs avant de se briser en mille éclats d'écume. De magnifiques paragraphes sur la splendeur des vagues, qui vont, qui viennent, filles du large et des alizés, parsèment l'autobiographie de William Finnegan, «Jours barbares, une vie de surf» (Prix Pulitzer 2016). A ce moment du récit, l’action se déroule dans l’archipel des îles Yasawa aux Fidji: «Quand la marée culmina, il se passa un étrange phénomène. Le vent tomba et l’eau, déjà très limpide, devint encore plus transparente. Il était midi, et le soleil au zénith la rendait quasiment invisible. Un peu comme si nous flottions sur un coussin de néant, en suspension au-dessus du récif. On voyait le ciel, l’océan et le fond de la mer au travers. Et, quand j’en ai pris une et que je me suis levé sur ma planche, elle a disparu. C’était comme surfer sur l’air. La vague était si petite et si translucide que je ne parvenais pas à distinguer sa face des creux qui la précédaient ou la suivaient. Je devais surfer au jugé. C’était onirique. » Impossible de ne pas songer au livre de Finnegan en découvrant le clip onirique de Vague à l’âme sœur. La voix, les mots, la musique, l'image, tout concorde. Et la chanteuse rayonne telle une icône solitaire à la fureur tranquille. Sublime.

Baptiste Vignol


Chacun sa cup of tea


C'est le chanteur Philippe Katerine qui aurait dû incarner Elton John au cinéma. Mêmes traits (il suffit de regarder le portrait caravagesque de l’Anglais sur le 33 tours ELTON JOHN sorti en avril 1970), même bizarrerie vestimentaire, voix vaguement similaires et mêmes idolâtries (toutes proportions gardées, planétaire d’un côté, parisienne de l’autre). Tandis que Sir Elton accomplit une éléphantesque tournée d’adieu, le Vendéen césarisé émerveille la critique ébahie avec un dixième album qu'une loufoquerie réjouissante, Stone avec toi, bourrée d'images barbapapesques, a précédé de quelques semaines. Passons sur la pochette du disque, complètement débile et son fond rose jambon... CONFESSIONS est un long, très long déballage d’une vingtaine de petits tableaux dont trois tapent dans le mille: l’observationnel Malaise dans lequel « les gens sans oriflammes, les daltoniens de l’âme» (Les gens qui doutent, Anne Sylvestre) se reconnaitront, Bonhommes, sur les enfants du chanteur («Vous ne savez rien des migrants / Des guerres civiles au Soudan / Le Bataclan et Charlie»), et Madame de pour ce joli tercet peccamineux: « Peu m’importe la vie de bohème / Peu me chaut le pays post mortem / Tant que je vois l’homme que j’aime sur moi...» Le reste est parfois amusant – sans jamais toutefois parvenir à être drôle (Keskessékcetruc, sauvé par l’interprétation de Camille), parfois bien roulé mélodiquement (La converse avec vous), parfois d’inspiration «gilet jaune» (BB Panda et son croche-patte à Macron – pardon, son «tacle» faut-il dire aujourd’hui...), mais souvent monotone, voire un tantinet maniéré. Trop de cucul quéquette font plein de prouts mouillés. Et comme Katerine saute à pieds joints dans sa «zone de confort» (autre expression nunuche pour chroniqueurs BFM...), il en met forcément partout! N’empêche, CONFESSIONS serait pour certains l’album de l’année. Lol. C’est la zob génération qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez et s’enflamme pour un confetti. Impossible en revanche, cinquante ans après sa sortie, de se passer d'ELTON JOHN, ce chef-d'œuvre de folie.

Baptiste Vignol


Diane en son royaume


D’entrée, dès le premier couplet de la première chanson du quatorzième album-studio (MEILLEUR APRÈS) de Diane Dufresne, la voix, cette voix, sa voix, qui s’élève comme un flamant rose et flotte aux vents épais. Quarante-cinq ans après TIENS-TOÉ BIEN, J’ARRIVE, la Montréalaise continue de montrer à quel point chanter est un art. Cette femme-oiseau que certains nigauds résument encore au vieux succès J’ai rencontré l’homme de ma vie, ou bien à Starmania dont elle-même se souvient à peine, s’impose aujourd’hui comme la plus majestueuse des artistes de la chanson francophone. «On ne perd pas ses moyens en vieillissant, on les atteint. Il faut des décennies pour se réaliser entièrement» déclarait-elle dans son livre de souvenirs, «Mots de tête», paru en 2010. Diane Dufresne est unique en son genre. Folle. Diva. Rebelle. Elle est l'élégance ultime. Un éternel soleil levant. Après onze années de silence discographique, la voilà qui revient en France avec un album dense, suave («Tu dis que le bonheur a de jolies fesses / Qui se moquent éperdument de la tendresse / Mon ange»), sur le temps qui s'écoule («Le temps n’est qu’une histoire de passage…»), moderne et d’une lucidité implacable lorsqu'elle dépeint, accompagnée par des chants de baleines captés au large de l'île de Kauai, à Hawaii, la fin du monde (L’Arche) qui s'approche à grands pas. Le 5 décembre 2019, Diane Dufresne chantera à Pleyel, 252 rue du Faubourg Saint-Honoré. La salle est déjà pleine. Paris l’attend. Qui sait à quel point ses shows, qu'elle conçoit pendant des mois de réflexion, vous marquent à jamais. «Quand je fais des spectacles, ma disponibilité face aux spectateurs est sans bornes, c’est la moindre des politesses», souligne-t-elle. Et c’est en évoquant les inoubliables rendez-vous qu’elle et son public se sont donnés depuis quatre décennies que Diane Dufresne clôt le disque de son retour : « Vous êtes là et je veux / Que mon cœur en crève!» (Je me noue à vous). Celles et ceux qui ont acheté leurs billets savent déjà qu’ils vivront ce soir-là de fin d'automne le concert de l’année.

Baptiste Vignol


Lettre ouverte d'un lâche ordinaire à Adèle Haenel


Madame,
ce mardi 4 novembre 2019, accompagnée par la journaliste Marine Turchi, vous avez répondu aux questions d’Edwy Plenel sur Mediapart à propos des violences que vous avez subies, lorsque vous étiez une jeune adolescente, de la part du réalisateur Christophe Ruggia. Votre parole ce soir-là fut d’une force inédite. Une heure de vérité glaçante. Les mots manquent. Vous étiez d’une justesse. D’une précision. D’une tenue. D’une générosité. D’un courage. D’une clairvoyance. D’un engagement. D’une noblesse. Proprement exemplaires. Qui ont ensemble résonné comme un énorme coup de tonnerre. Après ce témoignage, rendu possible, comme vous l’avez magnifiquement souligné, par celles qui ont osé s’exprimer avant vous (nous pourrions remonter au texte de Lola Lafon et Peggy Sastre, « Les filles de rien et les hommes entre eux», paru le 21 juillet 2010 dans Libération à propos de Samantha Geimer), les accusations d'agressions sexuelles devraient s'enchainer et bouleverser le cours ordinaire – et machiste – des choses. La porte est grande ouverte. Même s’il se trouve encore quelques hussards ridicules pour flatter de vieux criminels répugnants. A ce sujet, votre mise au point sur Roman Polanski fut d’une netteté lumineuse. Pour mémoire, en mars 1977, à Los Angeles, Polanski s'est vu condamner pour avoir violé une enfant de treize ans. Sodomiser une fillette après l’avoir alcoolisée, est-ce un crime, oui ou non? Cette question n’a pas l’air d'obnubiler Jean Dujardin qui dimanche 3 novembre, sur le plateau de Michel Drucker, affirma tranquillement souhaiter à tous les acteurs de pouvoir travailler sous la direction de Polanski! Dans la foulée, l’inamovible animateur-star de France 2 crut bienvenu de saluer à l'antenne ce «jeune homme de 86 ans»… Il y en a qui n’ont vraiment pas honte de s'avilir sur un canapé. Mais votre témoignage, Madame, aura également servi à ce que certains hommes puissent se retrouver subitement face à leur lâcheté. En effet, vous écouter m’aura rappelé la tyrannie d’un présentateur de variétés, Pascal Sevran, dont je fus, entre 1996 et 1999, l’un des employés. M’est revenue comme un poison l'emprise sadique qu'il cultivait sur les jeunes figurants de son émission. Tout comme je me suis souvenu de l’humiliante intimidation qu’il pouvait exercer sur ses assistants auxquels il aimait répéter qu’ils «ne seraient rien sans lui» puisqu'il les avait «inventés», quand il ne les avait pas carrément «sortis du caniveau»… (Toujours la même panoplie d'arguments prévisibles, du «Je l’ai découverte» de Ruggia vous concernant au «Tu me dois tout» de Sevran à ses sbires...) Puis je me suis remémoré le triste défilé des garçons convoqués par Sevran dans sa loge calfeutrée les jours de tournage... Tout le monde savait au sein de l’équipe. Et personne ne disait rien. C’était comme ça. Ses collaborateurs laissaient faire. D’ailleurs, les victimes en question n’étaient-elles pas majeures, donc consentantes?… Surtout, il y avait tant d’argent en jeu. Un programme quotidien sur la deuxième chaine de télévision française, ça rapporte. Assez pour se taire en hauts lieux. Après vous avoir entendue, j’ai honte, vingt ans plus tard, de n'avoir pas réagi. Mais comme la foule soumise, j’avais choisi le camp du silence. Et puis un matin du mois de novembre 1999, après m’être reconnu dans chacune des pages du «Harcèlement moral» de Marie-France Hirigoyen, j'ai claqué la porte des bureaux de Sevran, écœuré par tant d’inhumanité quotidienne… Dans un récit publié en 2000 («Cette chanson que la télé assassine»), j’évoquais «les amabilités tactiles», la pression, les menaces, le chantage qui sont monnaie courante au sein des sociétés télévisuelles. En ayant pris soin cependant de ne point «trop» m’épancher. Même si j’avais à l'époque l’impression d'en dire tellement… Vous avoir écoutée m’interroge. Combien de milliers d’hommes se sont-ils ainsi tus depuis des décennies? Par confort, par égoïsme, peur ou simple indifférence. Combien de vies Sevran a-t-il fracassées en vingt ans de carrière, se sachant protégé par le silence de celles et ceux qui l'entouraient? Après le cinéma, l'univers nauséabond du PAF devrait se libérer. Le processus est en marche. Certaines figures du petit écran doivent donc commencer à chier mou. Un jour, Madame, grâce à vous, et grâce à celles qui vous ont précédée, les «porcs» de tous les milieux sociaux et professionnels n’oseront plus être des «porcs», puisqu’il n’y a pas de meilleur terme pour les qualifier. C'est à vous toutes que nous le devrons. Une question demeure néanmoins : le mot merci est-il assez vaste pour vous signifier notre gratitude?

Baptiste Vignol


Qui va là?


Son nom déjà, pour commencer : Alma Forrer, qui s'invite comme une promesse et semble couvrir quelque mystère. Il pourrait être celui d'une actrice hollywoodienne des années cinquante. D'une romancière oubliée de la Lost generation. D'une cartographe péruvienne ayant exploré les glaciers de l'Himalaya. D'une pionnière de l'aviation... Mais non. Il est celui d'une jeune Parisienne qui vint au monde quand Vanessa Paradis chantait Be my baby. C'était en 1993. Il y a vingt-six ans déjà. Et comme Vanessa Paradis dans ce tube de Lenny Kravitz, Alma Forrer chante les amours qui brûlent. Son premier album vient de sortir. L'ANNÉE DU LOUP. Il n'a rien d'un loupage. Sa voix d’eau claire est un manteau de brumes. Et ses chansons sont des soupirs, des abandons. Des SOS amor. « Ce qui compte, c’est pas la fin / C’est de tout claquer et de le faire super bien… » Comment mieux le dire autrement? Certains suivent leur instinct. Alma Forrer n'écoute que ses passions. Qu'elle dévoile sans baisser les yeux. « Moi, j’ai les crocs, bébé / Après j’sais pas pour toi… » Tout est là. Dans l’incertitude, l'écume. Et le sang qui palpite. Le miel, la sève, la chair. «La pulpe du soleil qui gicle entre mes doigts.» La pulpe du soleil qui gicle entre ses doigts... Ainsi s'achève L'ANNÉE DU LOUP, ce disque qui n'a rien d'almanach. Idéalement arrangées par l’anglais Ben Christophers, ces chansons boréales donnent aussi l’air étrange d’être tombées, phosphorescentes, d'un ciel polaire, mauve et tempétueux. Alma Forrer a du style, vraiment. Une voix de rêves. Et le nom d'une songwriter qui d'entrée se démarque.

Baptiste Vignol