La plus forte c'est Lynda


Bien que cela ne soit pas communément admis au sein de la mini-sphère parisienne qui folâtre avec la vague et divulgue à coups d'articles légers ce qui constituerait l'actualité culturelle du pays, Lynda Lemay est incontestablement l'une des figures majeures de la chanson française, ainsi qu'une artiste adorée par le grand public. Qu'on en juge: elle foulait incognito ce début d'octobre 2016, et pour la soixantième fois en vingt années de carrière «européenne», la scène de l'Olympia! Un temple que la chanteuse montréalaise bonde régulièrement, tout comme elle remplit tous les théâtres de province, sans campagne de promotion. Ayant vendu dans l'hexagone plus de deux millions de disques (quatre si l'on compte les territoires belges, luxembourgeois, suisses et québécois), son quatorzième album vient de paraître en silence, pointant cependant illico à la cinquième place du Top avec 10.000 exemplaires écoulés en huit jours – bien davantage que beaucoup de fausses vedettes dans le vent! DÉCIBELS ET DES SILENCES contient quinze pièces (vingt pour l'«édition de luxe») dont certaines s'illustrent déjà parmi les joyaux d'un répertoire à la palette incomparable. Attrape pas froid, écrite après les attentats de janvier 2015, où Lynda Lemay s'adresse à sa fille en l'implorant «de ne pas attraper foi en Dieu s'il la menace»; C'est quoi un ventre, superbement réalisée par Claude Mégo Lemay avec des chœurs à la manière d'un barbershop quartet; l'adamantine Mon cœur de pomme sur l'adoption – cette façon magistrale qu'a Lynda Lemay d'en chanter chaque syllabe jusque dans la prononciation lumineuse du mot «cou» après deux minutes d'émotion grandissante... L'oubli aussi, poignante quand elle soulève aux deux tiers du morceau le voile qui dissimule l'homme par lequel l'héroïne souffre. Ou Tout le monde qui évoque avec habileté les «glaciers qui pleurent» et le «piteux Grand Nord en sueur», ce sujet brûlant. Aucun thème ne rebute Lynda Lemay, et c'est sa force. Son génie de l'interprétation, nette, complice et savoureuse, lui permettant de tout chanter, même l'inchantable. Les poux ici, avec l'indémodable Ça pique (dont les Frères Jacques se seraient régalés, tout autant qu'avec Maudit qu'les femmes ça aime les drames), l'autisme (Leurs yeux tombaient) ou bien encore la violence des pères alcooliques (Le hamster). Indispensable, Lynda l'est. Car ses chansons servent avec élégance et recul le terroir de la francophonie. Dans l’infâme brouhaha uniforme qu’est devenu le monde aujourd'hui, quel plus beau combat mener que celui qui défend, sans jamais en donner l'air, sa langue maternelle ?

Baptiste Vignol