Hubert Giraud vivait
à Montreux. Il est mort le 16 janvier… Presque centenaire, sa
mémoire était ébouriffante. C’est, pour ne point trop le fatiguer, en cinq
entretiens téléphoniques d’une demi-heure chacun que nous avons, en mai 2015,
survolé sa carrière, évoqué ses rencontres (d’Édith Piaf à Céline Dion en
passant par Ray Ventura, Dalida ou Claude François) et l’écriture de ses plus
fameuses chansons. S’il fut le compositeur d’un standard absolu, on lui doit
également cinq ou six succès inoxydables ainsi qu’un tube planétaire (n°1 dans 10
pays) dont Hubert Giraud a signé les paroles et la musique. Ah oui ! Il
fut aussi le seul Français à avoir gagné l’Eurovision (en 1958) et son pendant
nippon, le Yamaha Music Festival (en 1982). Mais c’est un détail. « Allô, Monsieur Giraud ?... »
*
Vous êtes né en 1920 à Marseille, c’est
bien ça ?
Exact. Je vais
avoir 96 ans.
Et quelle musique les enfants des années
20 écoutaient-ils ?
À cette époque,
on écoutait les chansons qui se trouvaient dans les films, les
« musicals ». Le cinéma est devenu parlant en 1927. Le premier film
que j’ai vu, ça a été Le Chanteur de jazz.
Un film américain, The Jazz Singer,
avec Al Jolson. Je m’en souviens très bien. J’étais allé le voir à Marseille en
28 avec ma mère. Et nous y étions retournés deux ou trois fois. Il y avait des
chansons à l’intérieur, dont une faisait : « Mummy, oh mummy ! » (Rires)
Ça me dit quelque chose !
Vous voyez !
(Rires) Elle n’était
« blue » la mummy, mais enfin, ça faisait ça. Il y avait des
danseurs… C’était un film très moderne à l’époque.
Est-ce ce film qui vous a donné la
vocation ?
Pas du tout. Ça
n’est pas une chose à laquelle on pense quand on est petit ! C’est bien
plus tard, en Amérique du Sud, que j’ai pensé écrire des chansons…
Jouiez-vous d’un instrument ?
D’aucun
instrument, jusqu’à 10 ans. Mais ma mère jouait du piano, donc je pianotais un
peu. Peu après ma naissance, mes parents sont partis à Strasbourg où mon père
était courtier. Il gagnait très bien sa vie, mais il est mort à 26 ans dans un
accident de voiture. J’avais 5 ans et demi. Nous sommes après son décès redescendus
à Marseille où nous avions de la famille. Puis, alors que j’avais 9 ans, ma
mère a acheté à Reims, la ville du champagne, un magasin de phonographes et de
disques. À l’époque, tout le monde n’avait pas de phono chez soi, on pouvait
donc aller dans les magasins acheter des jetons et écouter des disques dans des
phonos mis à la disposition des clients. C’était un peu l’ancêtre du juke-box.
Dans le magasin de ma mère, il y en avait une dizaine. Puis nous sommes allés à
Paris, en 1930. Comme j’étais asthmatique, mon oncle, qui était médecin, avait
dit : « Il faudrait qu’il joue
d’un instrument aller-retour », dans lequel je doive souffler et
inspirer. Je me suis donc mis à l’harmonica. J’ai appris à en jouer tout seul.
C’était un harmonica chromatique, avec les dièses et les bémols. Je jouais dans
les cabinets parce que ça résonne ! Voilà comment je me suis mis à la
musique, sans jamais l’étudier. Plus tard, j’ai appris à l’écrire pour me souvenir
des musiques que je composais. Mais j’ai beaucoup de difficulté à la lire.
Votre goût pour la musique, vous le tenez
donc de votre maman !
Elle m’a eu à
l’âge de 18 ans. Elle était un peu artiste, très jeune d’esprit. Mais je vais
vous dire : je suis né compositeur. Quand j’avais 5 ans, je m’en souviens
encore, j’« entendais » de la musique, et je pensais que tout le
monde était pareil. Dans la rue, quand je marchais, j’entendais une musique que
je chantonnais. Il y a des gens qui sifflent quelque chose qu’ils connaissent,
moi, je composais. Sans le savoir. Jusqu’au jour où je me suis dit :
« Mais je fais de la musique ! »
Quelles furent vos premières
idoles ?
Moi, j’aimais le
jazz. J’allais donc chaque semaine au cinéma voir ou revoir des films américains,
car le Français, à cette époque-là, n’avait pas l’oreille musicale, il n’était
pas très musicien. Nos chansons étaient jouées à l’accordéon, alors qu’avec les
Américains, ça swinguait. La grande vedette du cinéma français, c’était Maurice
Chevalier ; mais c’était aussi une vedette internationale. Ses chansons
étaient pas mal, les compositions étaient bonnes. Quand c’était jazzy, ça me
plaisait.
Comment avez-vous intégré le Quintet du
Hot Club ?
Je n’ai joué que trois
ou quatre fois avec le Club ! J’avais 15 ans, j’allais dans une boîte, rue
Pierre Charon, dont j’ai oublié le nom… C’était il y a quatre-vingt ans ! Ça
va peut-être me revenir. Un club très réputé où les gens dansaient sur la musique
du Hot Club de France. Comme j’étais harmoniciste et qu’il n’y en avait pas
beaucoup à l’époque, il m’est arrivé d’aller faire un chorus avec eux. C’est à
cette occasion que j’ai pu côtoyer Stéphane Grappelli, Django Reinhardt… Sans
plus. Mais c’est Louis Vola, un des musiciens du Hot Club, qui plus tard a
parlé de moi à Ray Ventura.
Ils étaient très
connus! Depuis le milieu des années 30, Ray Ventura et ses Collégiens
faisaient beaucoup de tournées en France, mais ils passaient aussi à l’Empire,
à l’Olympia... Ils comptaient beaucoup de succès : « Ça vaut mieux
que d’attraper la scarlatine », « Tout
va très bien, madame la Marquise »...
En 1940, je me
suis engagé comme tous les jeunes pour la guerre, mais la France étant
immédiatement occupée, je suis parti à Marseille, en zone libre, où j’avais de
la famille. C’est là que j’ai rencontré Ray Ventura. Il avait un contrat pour
aller à Rio de Janeiro, en novembre 41. Il m’a convoqué après une séance, j’ai
joué quelques morceaux et il m’a dit : « Tu commences demain, mais si tu veux venir en Amérique, il faut que tu
apprennes un autre instrument pour que ce soit “rentable”. » Le spectacle durait 2h15, avec
entracte. Sur scène, il y avait deux trombones, trois trompettes, quatre saxos,
la batterie, deux ou trois musiciens polyvalents qui pouvaient jouer du violon
sur les chorus… On jouait du jazz, « Rhapsody in Blue », il y avait
des sketches. Moi, outre l’harmonica, je tapotais un peu de la guitare… Ventura
m’a obtenu une autorisation pour quitter la France et sur le bateau, pendant la
traversée, Henri Salvador m’a appris à jouer de la guitare. Lui aussi venait
d’intégrer l’orchestre, tout comme Micheline d’ailleurs, la sœur de Mireille,
qui était la chanteuse de l’orchestre.
Cela devait être éblouissant d’arriver à
Rio à cette époque, et à votre âge !
L’Europe était
occupée, j’avais 21 ans, et on débarque au Brésil! C’était merveilleux. À
15 kilomètres au large de Rio, on voyait déjà sur l’océan les reflets de toutes
les réclames en néons! Rio ressemblait à Paris avant la guerre. C’était
très émouvant. On avait un premier contrat de trois mois dans un casino, puis
on est partis à Montevideo, puis à Buenos Aires. En deux ans et demi, on a fait
presque toute l’Amérique du Sud. Mais Ventura était très connu. Il ne faut pas
oublier que « Tout va très bien, madame la Marquise » était un succès
mondial!
Est-ce à ce moment-là que vous commencez
à composer des musiques ?
Non. Ray Ventura
avait son compositeur, et quel compositeur : Paul Misraki ! Et puis l’orchestre
s’est défait, et chacun a fait son boulot dans son coin. Salvador marchait fort
en tant que comique, il était très réputé. Moi, je suis resté à Buenos Aires
jusqu’en 1949. J’ai joué dans différents orchestres, dont un quintet style
tzigane dans une boîte russe de Buenos Aires avec deux autres musiciens de
Ventura. C’est en rentrant en France en 49 que j’ai commencé à écrire des
chansons. Je ne voulais plus être musicien d’orchestre, parce que tous les
soirs, c’est fatigant… J’avais de l’argent de côté, 15 000 $, de quoi
vivre pendant un an. Alors j’ai monté le trio Do-Ré-Mi pour lequel il fallait
écrire des chansons, et ça a tout de suite marché ! J’avais créé ce trio
avec Roger Lucchesi, un ancien de Ventura, et une chanteuse qui s’appelait… Oh,
merde ! (Hubert Giraud essaie de se
souvenir…) Ça a été ma première femme ! (Hubert Giraud éclate de rire.) Elle s’appelait… Annie ! Annie
Rouvre. Certains soirs, on faisait deux ou trois boîtes dans Paris. Ça marchait
bien. À la même époque, je fréquentais Jacques Hélian aussi, et je travaillais
sur les musiques de deux films de Georges Combret, Musique en tête (avec Jacques Hélian, Irène de Trébert et
Ginette Garcin, 1951) et Tambour
battant (avec Louis de Funès, 1952).
Quelle mémoire !
Ça dépend.
Quel fut votre premier succès ?
« Aimer
comme je t’aime », qu’avait chantée Yvette Giraud. Je l’avais rencontrée
au Brésil ; nous n’avions aucun lien familial. Yvette Giraud était une
très grande vedette [décédée en 2014 à l’âge de 97 ans, ses premiers succès furent « Joue
contre joue » en 1946, « Mademoiselle Hortensia » en 1947, « Ma
guêpière et mes longs jupons » en 1949]. « Aimer comme je t’aime » était
une chanson de style américain, que j’avais faite avec Robert Lucchesi. Ça n’a
pas été numéro 1, mais ça a bien marché. À l’époque, on ne vendait pas beaucoup
de disques. Quand on en vendait 40 000, c’était déjà un succès.
Comment travailliez-vous ?
Je composais sans
écrire. Une idée me venait, je la répétais, sans la chanter à haute voix, ni la
fredonner. Dans ma tête. En silence. Si elle restait, je la notais. Les paroles
venaient après. Je trouvais souvent le titre. « Aimer comme je t’aime »
par exemple, je l’ai composée en pensant au titre. Ensuite j’ai écrit les deux
ou trois premiers vers et Robert (Lucchesi) a écrit le reste en signant les
paroles, ce qui m’allait tout à fait. Plus tard, il m’arrivera d’écrire des
paroles, mais j’ai toujours préféré laisser cette tâche à des paroliers, en
ayant souvent ébauché le premier quatrain pour leur donner une idée du style de
chanson que je voulais. Après, je demandais à tel ou tel auteur s’il voulait
bien y travailler. Mais avant de pouvoir solliciter des paroliers, il y a eu « Sous
le ciel de Paris » qui m’a
bien aidé!
Effectivement. Quelle est l’histoire de
cette chanson ?
Je venais de
gagner le Grand Prix de Deauville, un concours annuel, où j’avais rencontré
Jean Dréjac [né en 1921, il avait déjà écrit « Ah ! Le Petit Vin
blanc » en 1943, « Le P’tit Bal du sam’di soir » en 1946…]. Lui, venait de gagner le Prix de l’ABC
avec « La Chanson de Paris ». Julien Duvivier tournait alors un film,
qu’il appellerait Sous le ciel de Paris.
Voyant dans le journal que Dréjac avait gagné un prix avec une chanson sur
Paris, il l’appelle et lui demande de venir la lui chanter car Duvivier
cherchait encore le thème musical de son film. Plutôt que d’aller la lui
chanter a cappella, il m’appelle et me demande d’y aller avec lui pour
l’accompagner à la guitare. J’habitais Auteuil et Dréjac, porte Dorée. Je vais
chez lui en voiture, dans ma 4CV Renault, il me montre sa chanson, j’apprends
les accords et on part retrouver Duvivier qui tournait sur les quais de Bercy.
Dréjac lui présente sa chanson et Duvivier répond : « Ça n’est pas ce que je recherche, j’ai
besoin de quelque chose de mélancolique. Si une idée vous vient, nous
travaillons les jours prochains au Jeu de paume, en extérieur. » Là,
je lui demande : « Quel titre
aura votre film? » « On
hésite encore. À Paris coule la Seine,
Sous le ciel de Paris… »
Là-dessus, je retourne vers ma voiture qui se trouve à 200 mètres et, en
marchant, alors que je pensais à la phrase « Sous le ciel de Paris »
m’est venue la musique, celle du refrain. Deux minutes après, je dis à Dréjac
qui m’avait rejoint : « Écoute,
j’ai trouvé quelque chose », et je lui chante le refrain :
« Sous le ciel de Paris / Ta ta ta
ta ta ta/ Ta ta… » Il me dit : « Ça me va très bien ! » Il note le nombre de pieds, un,
deux, trois, quatre, cinq, six, je compose la musique du couplet dans la
voiture, et je dépose Dréjac au bar d’un théâtre où il avait rendez-vous avec
une fille. Le soir-même, il me téléphone : « J’ai écrit des paroles dessus!» Nous revoilà le
lendemain au Jeu de paume pour montrer la chanson à Duvivier. Il avait garé sa
Chrysler en haut des escaliers, juste au-dessus de la place de la Concorde où
il y avait un peu de trafic, ce qui faisait un ronron. On s’est donc installés
dans sa voiture, vitres fermées, pour la lui chanter. Moi assis à l’arrière à
la guitare, Duvivier à la place du chauffeur et Dréjac, à ses côtés. Duvivier
nous dit : « La musique me plaît
beaucoup, mais je voudrais encore un peu plus de mélancolie dans les paroles. »
Dréjac change deux ou trois mots, et on y est retourné le lendemain. Là, ça a
été ok. Cette chanson, c’est un coup de pot. Elle m’est venue comme ça, en
marchant.
Le film est sorti
en [mars] 1951 et n’a pas eu beaucoup de succès, pas plus que la chanson
interprétée par Jean Bretonnière que j’accompagnais à la guitare. Sauf
qu’ensuite, elle a été enregistrée par Anny Gould d’abord, puis par Juliette
Gréco [en novembre 51], et là, tout a démarré. Édith Piaf, Yves Montand, Les
Compagnons de la Chanson l’ont enregistrée, et c’est devenu un succès aux États-Unis
où elle a été jouée par des jazzmen comme Duke Ellington, Toots Thielemans,
Michel Legrand. Après, Bing Crosby, Paul Anka, Andy Williams, Julio
Iglesias l’ont chantée. C’est
petit à petit devenu un standard, autrement dit une chanson qui a toujours été
jouée, et qui le sera encore dans cinquante ans.
Connaissez-vous la version de Zaz sortie
en 2015 ?
Oui, je l’ai
reçue. Elle l’a faite à sa manière. Mais j’en possède plus d’une centaine de
versions, orchestrales, des adaptations… Rien que depuis le début de l’année
[l’entretien s’est déroulé en mai 2015], il y en a eu trois. Sur soixante-cinq
ans, c’est pas tant que ça. À peine deux par an, finalement ! (Rires)
Quelle est votre version préférée de Sous le ciel de Paris ?
Lui avez-vous écrit des chansons par la
suite ?
C’était une femme
très gentille, qui avait horreur d’être seule, alors quand elle était à Paris,
elle disait : « Venez boire un
pot ce soir ! » et on se retrouvait à 18 ou 20 dans son salon. Des
gens qui n’étaient pas forcément du métier d’ailleurs. Avec Michel Rivgauche,
on lui a fait « Mea Culpa ». «Les Grognards» avec Pierre Delanoë... Je ne me le disais pas à
l’époque, mais quelle fierté d’être chanté par Piaf!
À partir du milieu des années 50, grâce
au succès de Sous le ciel de Paris,
vous devenez un compositeur courtisé ! Dalida, Gloria Lasso, Jean Sablon…
Dalida était une
chic fille. On était très copains. Je lui ai écrit « Les Gitans » et « De
Grenade à Séville » avec Pierre Cour, « L’Arlequin de Tolède » avec
Jean Dréjac qui ont bien marché et l’ont aidée à se lancer. Mais pour Dalida,
j’ai aussi travaillé avec Pierre Delanoë (« L’Amour chante »), Marc
Fontenoy (« Buenas noches mi amor »)… Ça allait tout seul. Quand
j’avais une chanson qui me paraissait intéressante pour elle, je lui
téléphonais et elle me disait : « Mais
passe à la maison! »
Et en 1958, vous gagnez l’Eurovision avec
« Dors mon amour » qu’interprétait André Claveau !
Oui, c’était
intéressant de gagner l’Eurovision. Mais j’ai concouru plusieurs fois à
l’Eurovision, pour plusieurs pays. « Dors, mon amour », on l’avait
écrite avec Pierre Delanoë. Il était mon aîné de deux ans. On s’entendait très
bien.
Peu après, en 1959, vous avez vous-même
enregistré vos chansons !
Ray Ventura avait
sa marque de disques, Versailles, dont son neveu, Sacha Distel, était le directeur
artistique. Sacha avait enregistré chez Versailles « Dors, mon amour »
et m’avait demandé de faire un 45 tours 4 titres. Plus tard, pour Sacha, j’écrirai
aussi « Oui, oui, oui, oui » (en 1959, avec Pierre Cour) et « Rien qu’un au
revoir » (avec Maurice Tézé, en 1967).
Au tout début des années 60, vous ajoutez
Dario Moreno et Luis Mariano à votre collection d’interprètes… Et pour Nana
Mouskouri, vous écrivez « Toi que j’inventais » avec le parolier Maurice
Pon qui, lui, est votre cadet.
C’est vrai
ça ! Il doit avoir un ou deux de moins que moi.
Il est d’octobre 21.
C’est un
jeunot ! (Rires) C’était surtout
un excellent parolier.
En 1960, vous avez écrit « Toi que
j’inventais » pour Nana Mouskouri !
Celle-là, je ne
m’en souviens pas. Mais il y a des chansons qui passent…
1963 est une date importante puisque vous
signez un nouveau standard : « La Tendresse ».
Avec Bourvil,
nous étions voisins et je me rappelle que mon éditeur l’avait appelé pour lui
faire écouter. La musique, je l’ai faite comme ça, et je l’ai passée à Noël
Roux, un méridional, sans lui donner d’indication ni de titre [en
1959, Noël Roux avait déjà écrit « Salade de fruits » pour Bourvil]. Il me dit :
« J’ai eu un éclair, j’ai écrit la
chanson en dix minutes ! Ça s’appelle “La Fête péruvienne” ! » Ça faisait (Hubert Giraud chante) : « C’est la fête péruvienne / Allons tous
danser…» (Rires) Je l’ai arrêté
en lui disant que ça ne me plaisait pas. Ma musique valait mieux. (Rires) Alors il est parti dans une autre
direction. Ensuite, Marie Laforêt l’a enregistrée elle aussi [sur
son premier 30 cm, fin 1964].
Marie, je l’avais connue dans un avion pour Rio. Elle avait très peur du
décollage… Mais ça n’intéresse personne ce que je vous raconte là.
C’est à la même époque que vous travaillez
avec un jeune auteur toulousain, Claude Nougaro.
Tout débutant, il
était venu me trouver avec un texte qui s’appelait « Le Spoutnik ».
Je lui avais dit que ça ne m’intéressait pas. Quelque temps après, on a fait
quatre ou cinq chansons ensemble (« Pauvre Nougaro », « Regarde-moi »,
« La Marche arrière », « Parler aux femmes », « Les P’tits
Bruns et les Grands Blonds »). On les avait écrites chez lui, il se
remettait d’un accident...
En 1963, Claude François, déjà vedette,
enregistre « Pauvre petite fille riche » dont vous avez écrit la
musique.
Oui, il habitait
à côté de chez moi, lui aussi. Je vais lui montrer cette musique, elle lui plaît,
et il écrit les paroles avec Vline Buggy. [Hubert Giraud:] « Toute seule sur une place / Pauvre petite
fille riche… » (Étonné) Je
l’ai toujours en tête ! Pourtant, ça fait longtemps… C’était le plus mauvais caractère du métier.
Ce garçon se prenait très au sérieux, même avec ses auteurs. Il pouvait
téléphoner à 3 heures du matin en disant : « J’ai une idée. Tu peux venir ? » Il me l’a fait une fois,
mais pas deux. Je lui avais répondu : « Je veux bien que tu m’appelles pour travailler avec toi, mais tâche de
le faire à une heure convenable ! »
Au cours des années 60, vous composerez aussi
pour Hugues Aufray, pour Nana Mouskouri, pour Mireille Mathieu et pour France
Gall : « La Manille et la Révolution », que vous signez avec
Boris Bergman.
France Gall, je
l’ai connue quand elle avait 6 ou 7 ans ! Une de mes filles a le même âge.
Robert Gall, son père, était parolier. Il avait écrit « La Mamma »
pour Aznavour. Bien sûr, on se connaissait et nous fréquentions la même plage à
Cannes. Il s’est occupé des premières chansons de sa fille, « Sacré
Charlemagne », etc., et ensuite, tout le monde lui a couru derrière.
1967 est l’année de votre troisième
immense succès : « Il est mort le soleil ».
Pour Nicoletta,
qui avait une très, très belle voix. Mais comme d’habitude, quand je l’ai
écrite, je ne savais pas quel serait l’interprète, ni même qui signerait les
paroles ! C’est Pierre Delanoë qui les a écrites. Un soir, au Québec je
crois, Ray Charles l’a entendue chantée par Nicoletta. Il a alors demandé
l’autorisation d’en faire une adaptation, et ç’est devenu The Sun Died. Du coup, Tom Jones l’a enregistrée lui aussi ! [Puis
les chanteuses de jazz Betty Carter en 1975 et Shirley Horn en 1993.] Un beau succès, oui.
Et quatre ans plus tard vous remettez ça,
avec « Mamy Blue », dont vous signez aussi les paroles.
Le titre et la
musique me sont venus dans un embouteillage, je ne peux pas vous en dire plus.
Comme ça lui avait plu, Eddie Barclay l’avait faite enregistrer en anglais à
Joël Daydé. Mais ce sont les Top-Pops qui en ont fait un succès mondial ! [n°1 en
Allemagne, en Autriche, en Belgique, au Brésil, au Danemark, en Italie, au
Japon, en Suède, en Suisse ; n°2 en Australie, Espagne, en France, n°3 aux
Pays-Bas, n°4 en Finlande, n°30 en Angleterre, n°57 aux États-Unis]. La version de Nicoletta est sortie
après [n°1
en France en novembre 71].
Il y a eu quatre versions différentes dès sa sortie. Au Drugstore des
Champs-Élysées, il y avait à l’époque un hit-parade des ventes : « Mamy
Blue » était aux quatre
premières places ! Plus tard, Dalida l’a chantée en italien, puis Julio
Iglesias et Demis Roussos l’ont reprise en anglais…
Est-ce la chanson qui vous a rapporté le
plus d’argent ?
Non, ça reste « Sous
le ciel de Paris ». « Mamy Blue », c’était une sorte de « nouveauté »,
qui a très, très bien marché. Mais « Sous le ciel de Paris », ça ne
faiblit pas.
Les années 70 se poursuivent alors avec
Nicole Croisille essentiellement : « Il ne pense qu’à toi (Parlez-moi
de lui) » que vous écrivez avec Jean-Pierre Lang, « J’aimais un fou »
avec Claude Lemesle en 1974, « La Femme et l’enfant » avec Jean-Loup
Dabadie en 1977… Et vous rencontrez en 1982 Céline Dion !
« La Femme
et l’enfant », je l’ai écrite avec Eddy Marnay. Avec Eddy, nous avions
déjà travaillé ensemble pour Nicole Croisille (« Tu m’avais dit »,
en 1975) et pour Nana
Mouskouri (« L’Enfant et la Gazelle », 1968). Au Canada, Céline Dion était déjà la
Petite fille de la chanson. Elle avait 14 ans. « La Femme et l’Enfant »
a très bien marché car elle la chantait pour sa mère. Ça touchait les gens. À
Tokyo, où elle a reçu un prix avec cette chanson (au Yamaha Music
Festival), elle avait
également chanté « Mamy Blue ».
Lui avez-vous proposé d’autres chansons ?
Non. C’est à
cette époque-là qu’après notre mariage, mon épouse et moi avons quitté la
France pour l’Espagne où nous sommes restés une dizaine d’années. Je n’ai donc
plus écrit pour Céline.
Mais vous avez en quelque sorte terminé
une carrière extraordinaire d’auteur de chansons en signant le premier gros
succès de celle qui deviendra la plus grande star de la variété mondiale,
Céline Dion.
Si vous le dites,
ça me va bien !
Vous avez cosigné des chansons avec
quelques-uns des plus grands paroliers français, Jean Dréjac, Pierre Cour,
Pierre Delanoë, Vline Buggy, Boris Bergman, Michel Rivgauche, Claude Lemesle,
Maurice Pon, Eddy Marnay, Jean-Loup Dabadie, Jean-Pierre Lang, Claude Nougaro…
Y en a-t-il un avec lequel vous avez préféré travailler ?
J’ai eu la
chance, c’est vrai, de travailler avec les meilleurs. Il ne s’agit pas d’une
préférence, mais je peux simplement dire que Pierre Delanoë était
impressionnant : il travaillait très, très vite. Parfois, j’allais chez
lui le soir parce qu’on avait une chanson à faire. On aurait pu y passer une
partie de la nuit. Mais elle était souvent terminée avant la fin du
repas !
Parmi toutes vos chansons, laquelle
aurait votre préférence ?
Je ne peux pas
vous dire ! Celles que j’ai écrites jusqu’au bout, c’est parce qu’elles me
semblaient bien. Quand on fait une chanson, on cherche le succès. Faire une
chanson qui ne marche pas, il n’y a rien de plus terrible. Ça vous coupe le
moral ! (Rires) En tout, j’ai dû
en déposer moins d’une centaine alors que j’en ai peut-être écrit deux mille.
Elles ont chacune leur histoire.
(Entretien Baptiste Vignol)