Première prise de contact, quelques mois auparavant: Pascal Sevran aux manettes avait laissé le micro du téléphone ouvert.
-Allo, Charles? C'est Pascal, Pascal Sevran.
-Mon bon Pascal! Que deviens-tu?
-Et toi, ça va, Charles?
-Oh, nous roulons en voiture, avec Georges (son bienveillant secrétaire). Nous roulons dans la Rolls blanche, tu te souviens, l'été 71?
-(Éclat de rire, mystérieux) Dis, Charles, si l'on fêtait ton prochain anniversaire dans mon émission, avec une belle jeunesse autour de toi? Tu viendrais chanter quelques chansons.
-Oh... (étonné). Oui, pourquoi pas. Ça dépend du cachet d'aspirine.
-Du cachet d'aspirine?
-Combien de chansons voudrais-tu que je chante?
-Cinq. Cinq ou six.
-Ça fera 100.000 francs pour cinq.
-(Sans le moindre étonnement) Très bien, Charles.
-En liquide.
-Évidemment Charles.
-Je ne me lave les mains qu'avec de l'argent liquide.
-Tu as bien raison! Bon, mon assistant t'appellera pour le choix des chansons.
-Oui, qu'il appelle Georges.
«Il en fera six», précisa Sevran, sûr de lui, après avoir raccroché le combiné.
L'arrivée du cortège ensuite, trois automobiles de luxe déboulant aux studios de Saint-Ouen, Trenet, quasi allongé sur le siège avant du passager d'une voiture de sport dont il s'extirpa, d'énormes lunettes de soleil sur les yeux, avec l'aide d'un accompagnateur. Le mener jusqu'à sa loge où il s'enferma pour se changer, se maquiller (Trenet se maquillait lui-même), tandis que j'étais redescendu sur le plateau pour régler avec le réalisateur Gérard Marchadier, dit Tintin, les derniers détails du tournage. Vingt minutes plus tard, Sevran me faisait demander; il fallait le rejoindre dans la loge du chanteur pour choisir avec lui une sixième chanson. J'entrai, Trenet et Sevran finissaient de compter une par une les deux cent coupures de 500 francs du fameux cachet d'aspirine. «Tout est là», s'enthousiasma Trenet en remettant la liasse dans l'enveloppe kraft qu'il plaça dans la poche intérieure gauche de sa veste de costume. On pouvait donc porter sur soi 100.000 francs sans que cela ne se voie!
-Dis, Baba (Sevran m'appelait Baba, souscrivant à la mode des hypocoristiques à tout crin), quelle chanson pourrait interpréter Charles?
-Oh, moi, j'adorerais que vous chantiez Johnny, tu me manques!
-Johnny tu me manques? Il en a des idées, ton séminariste. Je suis d'accord, mais il faudra que je la chante en gardant mes lunettes de soleil.
-Tes lunettes de soleil?
-Oui, Pascal, car cela ne se voit pas sur scène, mais tes téléspectateurs, eux, le verront, quand je chante cette chanson: je pleure.
(Silence)
-À moins que je ne la chante en play-back? J'imaginerai une petite mise en scène qui me fera penser à autre chose.
-Très bien, Charles. Va pour Johnny tu me manques alors!
Pour descendre des loges jusqu'au studio qui se situait au rez-de-chaussée, on pouvait prendre un ascenseur. Trenet adorait se promener en ascenseur. «Nous nous promènerons» dit-il en entrant dans la cabine. Nous étions une demi-douzaine à nous serrer autour de lui. Du deuxième étage, il voulut monter au quatrième où la porte s'entrouvrit devant des employés à qui il fallut dire «Prenez le prochain, Monsieur Trenet se promène», et nous descendîmes au deuxième sous-sol avant d'aller faire un tour au troisième pour enfin arriver à bon port. La tête des gens devant cet ascenseur bondé avec au milieu de ses occupants immobiles, Charles Trenet maquillé, son chapeau de feutre sur la tête, roulant des yeux comme une marionnette.
Trenet avait exigé que l'on ne fume point sur le plateau en sa présence. Néanmoins, il sortit un cigare qu'il n'alluma pas. Les lumières donnaient, les techniciens s'affairaient, Tintin dirigeait la mise en place des caméras et l'on enregistra ainsi les cinq premiers titres parmi lesquels Revoir Paris, Y a d'la joie, Je chante, etc.
Entre deux prises, Trenet, s'efforçant de tuer le temps, jacassait en allemand, en anglais, et même en latin, racontant également quelques histoires, parmi lesquelles ses matinées de peinture à Bougival.
-À Bougival?, s'étonna Sevran qui prit la discussion en cours.
-Oui, la lumière y est magnifique. Les impressionnistes aimaient beaucoup cet endroit.
Lors d'une autre coupure, remarquant le tatouage maori sur le bras musclé d'un jeune accordéoniste, Trenet me demanda qu'on lui présente le musicien - un habitué des lieux. Trenet voulut alors lui montrer l'ancre marine qu'il avait tatouée sur son biceps. Pour ce faire, il retira sa veste qu'il tendit machinalement à un assistant, remonta la manche de sa chemisette et soudain s'affola: «Où est ma veste? Faites-y attention, elle ne manque pas de cachet!» Trenet avait gardé sur lui l'enveloppe aux deux cent billets. Un œil averti aurait pu remarquer un cœur quelque peu protubérant...
Après avoir chanté Y a d'la joie, Trenet désira marquer une petite pause, assis, sur son fauteuil. Sevran finit par lui dire: «Charles, il en reste deux à faire, on va continuer.» «Boh, non! Je n'en ai plus très envie.» Inquiétude sur le plateau. Trenet était tout à fait capable de partir, quitte à rendre quelques biftons. Sevran nous avait fait signe de faire comme si de rien n'était. Il laissa passer un moment puis, alors que tout était en place, le présentateur répéta: «Allez, Charles. Faut qu'on y retourne.» «Et si on terminait demain?» demanda sérieusement Trenet. «Demain? Impossible, Charles, demain c'est samedi, personne ne travaille.» Et d'un ton presque sévère commanda: «Allez, Charles, on n'attend que toi.» Trenet se leva, s'encouragea d'un «Allez, essayons!», sortit un peigne édenté qu'il avait dans la poche arrière de son pantalon, cracha dessus et se recoiffa. En rangeant l'instrument, il dit à Sevran: «Ce ne sont pas les essais de mon peigne, mais les pensées de Pascal...». Trenet ne manquait jamais l'opportunité d'un calembour, fut-il douteux...
Vint enfin le moment d'interpréter Johnny, tu me manques qu'on trouve sur le disque FAIS TA VIE (1993). Pour ne pas avoir à cacher une émotion derrière ses lunettes de soleil, Trenet fit rapprocher les deux Steinway, «queue contre queue», ce qui l'amusait beaucoup. Il demanda qu'on dépose à côté de son feutre, un vase rempli d'eau dans lequel il fallait plonger une rose en plastique. Par miracle, on en avait déniché une dans l'atelier d'un studio voisin. Trenet se plaça derrière les pianos accolés, exigeant soudainement que l'on enregistrât la prise. Play back. Sur le pont, il attrapa son chapeau, s'en coiffa, puis retira la rose du vase, la porta à ses lèvres, chantant dedans le dernier couplet comme s'il s'agissait d'un micro. «Je crois qu'elle est bonne» dit-il à la fin du morceau. Elle était parfaite.
Pour clore la deuxième émission, Pascal Sevran fit porter sur le plateau un énorme gâteau d'anniversaire sur lequel trônaient deux bougies, un 8 et un 5. À l'antenne, après que l'animateur l'ait invité à les souffler, Trenet lui répondit sur un ton apeuré: «Oh non, je ne peux pas!» «Pourquoi?» Se référant secrètement à la conversation sur la lumière de Bougival deux heures plus tôt, le Maître expliqua, cultivant son sens de l'énigme: «Mais parce que je sais ce que ces bougies valent!» Private joke. C'était aussi ça, Charles Trenet.
Baptiste Vignol