Les vérités de Pascal Nègre


Pour qui s’intéresse à la chanson, une interview de Pascal Nègre dans Paris-Match, menée tambour battant par un Benjamin Locoge au sommet de sa forme, doit être lue avec attention.
Pascal Nègre sort un livre cette semaine, Sans contrefaçon (éd. Fayard). Il fait donc sa promotion, et avec lui, suppute-t-on, celle de la variété. Dans l’entretien qu’il donne à Paris Match (n°3207, du 4 au 9 novembre 2010), il se pose plutôt en un visionnaire revenu de l’enfer, interrogé par un Locoge qui affirme sans ciller : “L’industrie du disque se relève, le téléchargement légal entre progressivement dans les mœurs.” Première nouvelle. Il se télécharge légalement dix fois moins d’albums qu’il ne s’achète de CD
Avant de feuilleter cet ouvrage de 290 pages écrit en collaboration avec le professeur Bertrand Dicale, revenons sur quelques affirmations du “capitaine Nègre” comme le surnomme Benjamin Locoge, où Nègre dit tout et son contraire.

Une bizarrerie pour commencer : “Je rigole quand les rois du bon goût portent Joe Dassin au pinacle.” (P. Nègre)
Pourquoi cet amusement? Il n’a jamais fallu être un chantre du bon goût pour apprécier Joe Dassin ! Ni le grand public, ni la presse spécialisée, ni les artistes de variété ne l’ont jamais sous-estimé. Jean-Louis Murat, par exemple, n’explique-t-il pas depuis deux décennies, sans que cela ne fasse rire personne, que Dassin est son chanteur français préféré?

B.Locoge : “Vous avez dû affronter la crise. Comment vous en êtes-vous sorti?
Pascal Nègre de répondre, comme si la crise était passée : “Nous sommes revenus à nos fondamentaux : faire de l’artistique. On a essayé de produire des bons disques. On s’est battu pour signer de nouveaux talents…
Rien à dire sur ce point, si ce n’est qu’on serait curieux de savoir ce que les directeurs de labels fabriquaient avant d’à nouveau “faire de l’artistique”… La fête à Saint-Tropez ? Mais pourquoi prétendre avoir vaincu la crise quand on dépeint deux lignes plus tard le paysage actuel de la sorte : “Les artistes qui vendaient entre 50.000 et 100.000 disques [avant la crise] sont en train de disparaître ou ont déjà disparu. Ils arrivaient à vivre de leur métier, ils avaient bonne presse, quelques tubes, mais les ventes ont décliné jusqu’à 15.000 disques. C’est le cas de Michel Jonasz, d’Alain Chamfort et de tant d’autres…” Un constat tellement réjouissant?

B.Locoge: “Un artiste comme Michel Sardou est-il rentable aujourd’hui?
Rhoo, la question! Trop fort, Benjamin.
Et Nègre d’enchaîner: “Le dernier disque paru est dans les trois meilleures ventes depuis sa sortie en août. Ça va pour lui.
Faux. ÊTRE UNE FEMME 2010 se vend bien, vu le contexte, mais ne figure pas sur le podium depuis sa commercialisation. Voici d’ailleurs en détail l’évolution de son classement : la semaine de sa sortie (du 39/08 au 5/09), l’album atteint directement la 2ème du Top 200 (derrière FRONTIÈRES de Yannick Noah) en s’écoulant à 41.796 exemplaires. Puis, du 6/09 au 12/09, il demeure 2ème (derrière Yannick Noah) avec 22.625 exemplaires vendus.
Du 13/09 au 19/09 : 2ème (derrière Yannick Noah) avec 18 478 ex.
Du 20/09 au 26/09 : 4ème avec 10 124 ex.
Du 27/09 au 3/10 : 8ème avec 6 989 ex.
Du 4/10 au 10/10 : 5ème avec 8 979 ex.
Du 11/10 au 17/10: 3ème avec 7 471 ex.
Du 18/10 au 24/10: 6ème avec 5 477 ex.
Du 25/10 au 31/10: 7ème avec 8 067 ex.
Ce qui fait, en neuf semaines d’exploitation, un total de 130.000 disques vendus - beaucoup moins que ce qu’un Sardou pouvait écouler en une seule semaine il y a cinq ou six ans! Comment dire alors que le marché se redresse? Et pourquoi Pascal Nègre gonfle-t-il les chiffres d’un de ses artistes-vedettes? La vieille manie des patrons de majors…

B.Locoge: “Vous donnez votre version de l’affaire Johnny, qui a quitté Universal en 2004. À vous lire, on a l’impression qu’il vous a trahi.”
Hallyday aura fait ses meilleures ventes avec moi.” Noter le “avec moi”… Vrai.
Puis Nègre s’emballe: “Nous avons réussi à lui offrir des standards comme Allumer le feu ou Marie. Il a voulu partir, nous ne l’avons pas retenu. […] Mais il fait les choix qu’il veut, il est majeur après tout.
Précision qu’aurait pu apporter Benjamin Locoge s’il connaissait la chanson : Allumer le feu (#15ème, en août 1998) et Marie sont certes de grands succès d’Hallyday, mais les standards de Johnny, autrement dit ses tubes incontournables, sont plutôt à chercher du côté du Pénitencier (#1, septembre & octobre 1964), Noir c’est noir (#1, septembre 1966), Que je t’aime (#1, septembre & octobre 1969), Requiem pour un fou (#1, avril 1976), Gabrielle (#3, décembre 1976 & janvier 1977), J’ai oublié de vivre (#1, janvier 1978), Ma gueule (#8, février 1980), Quelque chose de Tennessee (#13, février 1986), Laura (#6, décembre 1987), Mirador (#3, juillet & août 1989)… En somme, la carrière d’Hallyday était largement faite avant que Pascal Nègre ne prenne la barre d’Universal en 1994.

B.Locoge: “Quelle est la raison profonde de la crise du disque?
L’absence de réaction immédiate des pouvoirs publics, répond Nègre. Depuis un an, c’est-à-dire depuis la promulgation de la loi Hadopi [promulguée en juin 2009], le marché du disque repart à la hausse. J’étais le premier, dès 2001, à tirer la sonnette d’alarme sur la piraterie. […] J’ai été surpris que personne ne réagisse…”
Tiens, tiens. À titre de comparaison, regardons les chiffres des ventes de disques en France aux mois d’octobre 2008 (1.900.000 CD vendus), 2009 (1.550.000 CD) et 2010 (1.000.000 CD). Une chute de plus en plus vertigineuse, loin de l’embellie annoncée par le capitaine Pascal Nègre qui n’a décidément pas le mérite des Aruspices d’antan qui eux savaient consulter les augures.

B.Locoge: “Vous annoncez avoir réduit votre salaire de 40%.”
Oui, le marché du disque s’est effondré de 50% en sept ans, c’était une décision logique. La plupart des artistes ont vu leurs revenus baisser de 40%. […] Je ne suis pas en train de faire la manche pour autant!
Étonnant comme l’on annonce facilement gagner désormais moins d’argent quand on en touche encore trop.

Enfin, l’ultime question posée par l’inénarrable Locoge pour clôre cet entretien de haute volée, tout en exactitudes: “Avez-vous sacrifié votre vie privée au profit de votre carrière?
C'est à chaque fois pareil, on se dit non, on ne va pas quand même pas pleurer en lisant une interview de Benjamin Locoge. On essaie de se retenir puis c'est le déluge. Dès que Locoge fait dans le sentimentalisme, on inonde son Match tellement l'on a de larmes dans les yeux.

Baptiste Vignol