Puits de pétrole, Long Beach, 1948.
"J'ai fait cette photo pour qu'on se souvienne à quoi sert le pétrole, et ce que son extraction cause à l'environnement. J'ai dû me reculer pour trouver la perspective avec ces derricks proches les uns des autres. C'est comme ça que j'ai compris leur importance, leur dynamique et leur horreur. Ils ont complètement ruiné le paysage, comme vous le voyez... C'est mort, totalement mort." (Andreas Feininger, Life)
« Ici c’est infertile/ Y a jamais eu d’arbre/ D’ici j’ai fait fortune/ Et puis j’ai eu du charme… » (La fin du pétrole, 2008). Sur son premier album, le chanteur Ludéal propose un titre alarmant : il y campe en pétroleuses blafardes, deux stars du monde pétrolier, la Louisiane, 3ème producteur des États-Unis, et Riyad, capitale de l’Arabie Saoudite, le troisième producteur de la planète. « Miss Louisiana/ Tu n’es plus une idole/ Pour Miss Riyad et toi/ C’est la fin du pétrole ».
Loin d’être des lieux arides comme le prétend Ludéal, la cité de Riyad fut bâtie dans une oasis où poussaient des vergers et d’immenses palmeraies (ar ryadh signifie «les jardins » en arabe), tandis que la Louisiane a toujours été agricole, traversée par la rivière Rouge, l’Ouachita et le Mississippi. « Un kilomètre d’une rive à l’autre/ Quelques bateaux à roues… » (Mississippi river, 1976) chantait Nicolas Peyrac pour décrire cette ancienne terre d’aventure où l’on ne cherche « plus de pépites » puisqu’« on [y] a trouvé l’or noir ».
Il y a 150 ans, Edwin Drake créait la première exploitation pétrolière en forant un puits en Pennsylvanie. Ce carburant qui sauva la baleine d’une très probable extinction puisqu’on en utilisait l’huile pour l’éclairage public, fut rapidement appelé « or noir». Il deviendrait un symbole de richesse et de chance, le plus gros commerce mondial et ferait la fortune de quelques familles. Quant à son exploitation, elle nourrirait le sujet de nombreuses intrigues, de "Géant" (1955) avec James Dean et Elizabeth Taylor à "There will be blood " (2007) avec Daniel Day Lewis, en passant par "Dallas" (1980) et son fameux générique: “Dallas, ton univers impitable/ Glorifie la loi du plus fort/ Patrie du dollar, du pétrole… ».
À la fin des années 70, passées les deux crises pétrolières dont le Vieux Continent sortit chancelant, le commerce du pétrole suscita quelques aigreurs, jusque dans la chanson ! Michel Sardou, par exemple, toujours prompt à défendre la grandeur française, stigmatisait les Émirats : « Ils ont le pétrole/ Mais ils n'ont que ça » (Ils ont le pétrole mais c’est tout, 1978), argumentant aussitôt : « ils n'ont pas d'eau,/ Pas d'neige en montagne,/[…] Que des sables chauds ». C’est à cette époque également que l’on s’aperçut qu’une croissance de la production ne pourrait être maintenue sans épuiser les réserves. Un constat rassurant pour Sardou qui précisait, se montrant un brin xénophobe : « Ils ont le pétrole/ Pour 30 ans ! […]/ On a des idées,/[…] Un Martel à Poitiers » ! Et Johnny Hallyday, l’autre analyste (de poche) de notre variété, se fendait de son commentaire, moins franchouillard, mais tout aussi caricatural : « C'est pas de l'or blanc, c'est de l'or noir/ Et ça fait des pétrodollars/[…] Paraît qu'y en a qui ont des idées/ J'voudrais voir leur bagnole rouler/ S'ils mettent autre chose dedans que/ Du pétrole » (Le pétrole, 1978).
Avec les années 80, le mazout se retrouverait associé aux mots « pollution », « marée noire », « trou de l’ozone », « catastrophe écologique » et « réchauffement climatique ». Car la question de l’environnement commençait à nourrir le débat. Nouvel enjeu électoral, elle mettait en relief les travers du capitalisme. « Les puits, les derricks,/ L’Arabie, c'est où dîtes ?/ Compter les pétrodollars,/ Raffiner l’or noir » (Bidon de gas-oil, 1997) schématisait Louis Chedid, écartant au passage tout réalisme économique. De quoi vivraient ces pays sans leur trésor énergétique? Question sans intérêt ; ils subissent de fait un a priori négatif. Reprochera-t-on au Brésil d’avoir récemment découvert d’immenses gisements pétroliers qui devraient en faire prochainement l’un des nouveaux rois du pétrole ? Pourtant, au-delà de ces préjugés, comment ne pas rejoindre Chedid quand il observe : « Tuyaux d’échappement/ Cheminées qui fument/ Plus on en consomme/ Plus ça nous consume/ À croire que les hommes,/ C'est plus con qu’la lune... ».
La hausse de la demande, en particulier celle de la Chine, et l’épuisement des réserves de certaines régions, la Mer du Nord notamment, présagent la fin d’une époque. Les quantités que l’on extrait seront bientôt insuffisantes. La parenthèse pétrole se referme. L’homme aura donc mis 60 ans pour réduire à néant les réserves accessibles, dilapidant ainsi 60 millions d’années de travail de la nature. Les prix de cette huile minérale sont repartis à la hausse, atteignant des records historiques. 80$ le 12 septembre 2007, 90$ le 19 octobre, 99$ le 21 novembre. Le 2 janvier 2008, le baril franchissait la barre des 100$! Il s’élevait à 105$ le 6 mars, 109$ le 11, 110$ le 13…
Tout ce que nous consommons dépend du pétrole, l’ensemble de notre société s’organise grâce à lui (transports routiers et aériens, agriculture, pêche, industrie, fonctionnement des médias, téléphonie, télévision, internet…). Inhérent à nos vies, l’amenuisement progressif des réserves fera l’effet d’un long étranglement.
En 1975, Ricet Barrier écrivait pour Les Frères Jacques une farce bucolique (« Quand il n'y aura plus d'pétrole,/ On s'promènera en carriole/ Parmi les fleurs, les feuillages ») mais visionnaire : « Quand il n'y aura plus d'benzine,/ Plus d'énergie, plus d'usine,/ Plus d'télé, plus d'téléphone,/ On r'd'viendra des autochtones/ Pour se réchauffer quand il gèle,/ On r'f'ra l'amour à la chandelle » (Plus de pétrole). Nous devrons alors ravaler notre soif d’apparat, de luxe et de clinquant, tous nos petits phantasmes de bobos parvenus ; et ranger où les 4x4 des temps révolus ? « Partez sur mon chameau/ Ou prenez mon cheval/ Mais n’espérez plus les fastes/ Dans ma Cadillac » (La fin du pétrole, 2008) résume Ludéal, quand Vincent Baguian fustige la morgue des nantis au volant de leur arrogance : « Rouler des mécaniques/ Le chic du fric/ Super, écraser en Ferrari/ Le moral du chômeur éconduit/ Maintenir ses distances/ Panne de décence/ L’être humain rétrograde à fond/ Cervelle sans plomb » (Hou hou je hue, 2007).
C’est « une ère d’insouciance, de géopolitique compliquée et souvent aventureuse, d’énergie facile et de gaspillage » qui s’achève sous nos yeux, notait en avril 2005 le chef de cabinet du premier ministre Villepin, Bruno Le Maire (Des hommes d’État, Grasset, 2008). « Ce changement majeur, poursuit l’auteur, dont les journaux parlent peu, aura sur nos vies quotidiennes, sur nos mentalités, sur les rapports de force dans le monde, une influence autrement plus grande que l’attentat dans une station balnéaire qui fait l’ouverture du vingt heures. » (Lemaire évoque ici une série d’attaques terroristes perpétrées en Thaïlande et en Égypte.) Qu’attendent alors les politiques pour préparer l’avenir sans que cela s’achève dans des émeutes et du sang ?
Baptiste Vignol